Un dogon à Marrakech
6 novembre 2025L’artiste peintre Sokey Edorh interrogé à Montresso à Marrakech pendant notre exposition collective
- Mr Sokey, vous étiez invité une première fois à participer à la 1.54 Art Fair 2025 à travers le programme de la Fondation Montresso IN-Discipline. Vous voilà de retour à la Fondation pour une exposition autour des barbares. Est-ce que ta pratique revendique une forme de dissidence ? Quelle interprétation du barbare proposez-vous ?
Lors de ma participation au programme IN-Discipline Togo, pour l’exposition Animismes Universels, présentée à la 1.54 Art Fair Marrakech 2025, j’ai exploré aux côtés de 7 artistes togolais les thèmes de la spiritualité et du vaudou, en lien avec ma pratique.
Cette exposition, Waiting for Barbarians, propose un autre regard sur les écritures et sur la manière dont elles influencent nos vies actuelles. C’est précisément dans la thématique de l’ancien inspirant le nouveau que je puise ma réflexion. Ainsi, plutôt que de parler de dissidence, je m’inscris dans le symbolisme et les influences psychologiques et religieuses des communautés culturelles, de Marrakech à Tombouctou. Ces cultures, qui s’influencent mutuellement sur le continent africain, constituent la matrice de mon travail. Mes œuvres invitent donc à un décentrement, à une relecture de nos perceptions. Dans tous les cas, on peut percevoir une forme d’indiscipline vis-à-vis d’un ordre dominant. Je suis accompagné, pour ce faire, de Barbara Wildenboer qui s’inscrit dans le monde sur-humain et Tilt, dans l’urbain, en proposant une image du barbare contemporain à travers le graffiti. Toutes ces pratiques se répondent autour du barbare, dans une temporalité et une géographie différente. Pour moi, le barbare renvoie à l’ancien, dont je tire les influences ; il incarne la genèse et la fraîcheur de la nature, l’essentiel de notre existence. Il revêt une connotation positive dans ce travail, en étant étranger à la civilisation dans laquelle nous vivons, et à laquelle il est difficile de s’intégrer. Cette distance par rapport à l’ordre dominant rappelle cependant que la définition du « barbare » est formulée par d’autres, à partir d’un rejet de l’autre. Et c’est de ce rejet que les civilisations dominantes ont été amenées à qualifier celles et ceux qu’elles ne comprenaient pas.
C’est à ce niveau que je questionne le concept de « barbare » : en revenant à la genèse des écrits et à la création des savoirs, on découvre que de nombreuses écritures trouvent leurs racines en Afrique. Interroger cette source originelle, c’est remettre en cause les récits qui attribuent à d’autres l’invention de la civilisation.
À travers mes œuvres, je transpose ces réflexions dans le réel. Elles réactualisent nos perceptions contemporaines et questionnent la civilisation actuelle : comment évoluer vers un être parfait ?
- Justement, pour parler de l’alphabet et des écritures, vous avez créé votre propre alphabet, que vous appellez alphabet Dogon, et que vous retransposes dans vos œuvres. Comment est né cet alphabet ? En quoi l’associez-vous à la notion de barbare ?
On peut effectivement percevoir dans mes toiles des signes porteurs de sens. Ces alphabets trouvent leur source dans mes observations auprès d’un peuple du Mali, les Dogons, pour qui l’écriture est à la fois poésie, prière et offrande. Sur les murs ou dans les greniers, les idéogrammes s’inscrivent comme une litanie dédiée aux dieux, un moyen de les remercier et d’interagir avec le sacré. Dans cette exposition, une installation met en scène un rituel : je trace moi-même, sur du sable, des signes inspirés des trajectoires d’une souris, à la manière d’un prêtre dogon cherchant à les interpréter. Ce dispositif vient renverser la hiérarchie traditionnelle entre l’homme et l’animal, montrant que tout système de savoir et de sens est profondément lié.
Ce sont mes différents voyages en Afrique et mes rencontres avec plusieurs communautés spirituelles qui m’ont conduit à inverser le regard : partir de la civilisation pour rejoindre les présupposés barbares, où le lien à la terre et aux rituels est sacré et influence directement l’écriture. Ces écritures codent le sens des étoiles, des gestes, de la vie quotidienne. J’ai donc récolté adages et symboles d’Afrique de l’Ouest pour en constituer un alphabet de A à Z, que je dédie à ces peuples. J’y ai compris que de la nature peut naître une écriture, et que chaque élément porte déjà les signes de son propre langage. Ces écritures sont aussi un rempart contre l’uniformisation du monde. L’écriture universelle emprisonne les gens en standardisant et limitant les modes de pensée et d’expression.
- Dès lors, est-ce un appel qui sonne comme un retour au primitif ?
Les bouleversements climatiques nous obligent à relire notre passé autrement, à y chercher les réponses que l’avenir réclame : aujourd’hui la forêt brûle, les rivières s’assèchent. C’est un appel à revenir à la nature, donc à l’essentiel, pour encadrer nos existences. Peut-être une invitation à quitter ce stress permanent de la civilisation, et, à travers l’ancien, tenter de guérir les maux et les mots du présent.
Mais revenir à l’ancien ne signifie pas s’y réfugier : c’est y puiser des forces pour déstabiliser le présent.
Mes écritures inscrites sur toile prennent alors appui sur cet héritage pour questionner la falsification des signes et des récits contemporains, à travers le prisme du « primitif moderne ». Ces narratifs, qu’ils soient médiatiques ou amplifiés par l’IA, transforment les récits en simulacres du réel : ils simplifient, euphémisent, et parfois falsifient le sens, influençant notre perception du monde et nos décisions. Dans ce contexte saturé de fictions, mes écritures se posent comme un contre-récit, exigeant un apprentissage actif pour être comprises, en exposant le spectateur à l’ignorance de ces signes. Ces écritures sont des rituels, des thématiques, qui ne sont pas données à tout le monde, mais font partie de l’existence de nos coutumes. Et elles sont bien connotées, sous l’ordre de la divinisation, qui règle la vie de cette population : c’est la vie quotidienne. Soit on s’y familiarise et on comprend cette ascèse, soit on demeure ignorant de l’œuvre.
À travers ces œuvres où je convoque le barbare, je cherche donc à provoquer un étonnement chez le public qui n’arrive pas à interpréter cette grille de lecture.
- Pouvez-vous nous parler plus en détail de votre processus d’écriture par la performance, et qu’est-ce qu’il vient insuffler à cet ordre dit « civilisé » ?
Mon processus d’écriture est une invention de mes propres tests dans mon langage personnel, que je publie dans la rue de manière anarchique, que je vocifère comme une incantation, une interpellation du politique et de la société, pour reconstruire un environnement positif. Cette pratique de la performance écrite vient répondre à l’ordre en place : dans un monde de pression et d’oppression, écrire devient un acte de souveraineté, une manière de reconfigurer le réel à partir de sa propre histoire et de sa propre expérience. Ma performance est une réponse à l’ordre civilisé.
J’organise ainsi des journées de vérité sans mensonge. Des fois, la police m’interpelle. C’est que l’œuvre dérange. Les symboles vont trop loin. Cela fait réagir. C’est là où la discussion commence.
J’en conclus que la nouvelle civilisation me rappelle à l’ordre. Car je confronte les gens à leur propre existence en proposant une perspective artistique sur le monde, de manière sauvage ou critique. Elle est motivée par la volonté d’ébranler le caractère naturel de la chose sociale et des systèmes de valeur. Elle contrait le spectateur-citoyen à voir par lui-même une œuvre vivante pour changer son rapport à lui et à l’autre. C’est une destitution des rapports conventionnels et une transformation des catégories stylistiques.
À travers ce processus, c’est une sorte d’ascèse qui se déploie par la répétition des mantras, une guérison mentale, aussi une transformation intérieure par le geste et le corps pour amener vers une quête de libération. Il s’agit de sortir de cet emprisonnement en reconnectant à un monde plus réel, un havre de paix psychologique, proche de la méditation transcendantale. Cette pratique de l’art, qui vise la participation des passants dans un processus de création fondé sur l’intersubjectivité, est une manière d’ouvrir des espaces ayant le pouvoir de changer le monde.
- Vos œuvres puisent dans des matières naturelles, notamment pour les colorations utilisées dans les toiles. Que signifie pour vous l’utilisation de ces matières premières ?
Mon travail se déploie à travers plusieurs médiums : les toiles, les teintures naturelles et la poterie. Cette multiplicité de médiums traduit une même philosophie : celle d’un lien organique et spirituel à la terre. Ce rapport profond à la matière s’incarne avant tout dans l’usage de pigments dans mes œuvres : la terre, le henné, les écorces de grenade, les plantes utilisées pour la tisane, ou encore l’hibiscus. Ces éléments, puisés dans les sols du continent africain, me permettent de réinscrire mes écritures picturales dans une chromatique organique et symbolique. Ces couleurs racontent mes itinérances, mes passages à travers les paysages et les cultures africaines. Elles sont une manière de faire parler la nature, mais aussi de donner voix au continent tout entier, des Amazigh aux Dogon.
Parmi ces matières, la latérite influence fortement ma pratique : elle me relie à la mémoire des femmes de nos familles, à ces jarres anciennes dans lesquelles on conservait l’eau ou préparait la cuisine. La couleur, dans ce contexte, exprime à la fois la fragilité et la résistance éphémère de la terre. J’aborde cela aussi sous un angle mystique où mes poteries deviennent des symboles de l’unité des esprits. C’est du moins ainsi que je les nomme.
Interview accordée à Montresso à Marrakech pendant notre exposition collective avec Barbara Wildboer d’Afrique du Sud, Tilt de France.

