Confisquer pour dominer : la gangstérisation silencieuse du pouvoir

Confisquer pour dominer : la gangstérisation silencieuse du pouvoir

13 mai 2025 0 Par Noël Honku

 

Introduction

Quand protéger devient dominer : anatomie d’une inversion légale

L’État moderne s’est construit sur une promesse fondatrice : protéger les citoyens contre l’arbitraire, la violence et l’insécurité. À cette fin, il s’est doté de lois, d’institutions judiciaires, de dispositifs fiscaux, de forces armées, et d’une architecture de contrôle censée garantir l’ordre démocratique. Mais cette promesse semble aujourd’hui vidée de sa substance. Ce qui devait servir les peuples se retourne trop souvent contre eux. Le langage du droit cache de plus en plus mal les pratiques de domination. La protection a muté en captation.

Les outils publics, police, fiscalité, justice, diplomatie , sont désormais les vecteurs d’un pouvoir qui, tout en se présentant comme légitime, agit selon une logique opaque, coercitive et dissimulée. Ce phénomène ne se réduit ni à la corruption individuelle, ni à des dérives locales. Il s’agit d’une reconfiguration structurelle du pouvoir, dans laquelle les institutions censées garantir la souveraineté populaire deviennent les canaux d’un gangstérisme légal, technocratique et normalisé.

Ce que nous désignons ici par gangstérisation institutionnelle ne se résume pas à l’image classique du pouvoir autoritaire ou du despote. C’est une logique d’infiltration progressive, de captation silencieuse, où les mécanismes démocratiques sont maintenus en façade, mais détournés dans leur usage. Ce pouvoir ne frappe plus, il encadre. Il ne nie plus, il redéfinit. Il ne gouverne plus au nom d’une idéologie forte, mais au nom d’une gouvernance prétendument neutre et rationnelle.

Michel Foucault l’avait pressenti dans Surveiller et punir : le pouvoir moderne ne s’exerce plus uniquement par la force, mais par l’organisation minutieuse des corps, la régulation invisible des comportements, l’intériorisation des normes[1]. Ce qui était jadis vertical et visible est devenu diffus, algorithmique, administrativement justifié. La surveillance ne s’impose plus, elle s’insinue. La répression ne choque plus, elle est rationalisée.

Ce glissement, loin d’être accidentel, s’inscrit dans une histoire longue de retournement des outils protecteurs. Dès les premières cités, la loi fut conçue pour limiter l’arbitraire, et l’État, pour contenir la violence. Mais l’histoire du pouvoir est aussi celle de l’appropriation de ces instruments par des élites, au nom même du bien commun. Comme l’a formulé La Boétie, la servitude peut devenir volontaire lorsque les institutions dépossèdent sans fracas, en masquant la contrainte sous les habits du devoir ou de la sécurité.

David Graeber, dans Bureaucratie : l’utopie des règles, dénonce une administration qui prétend servir mais qui, en réalité, paralyse l’action citoyenne, multiplie les contraintes et produit l’obéissance[2]. L’État hyper-bureaucratisé n’est pas une version dysfonctionnelle de la démocratie : c’est son double inquiétant, son simulacre fonctionnel. Il est omniprésent pour contrôler, absent pour protéger.

Ce retournement s’opère par des moyens technico-légaux, non par la violence brute. Ce ne sont pas les tanks dans la rue qui signent cette mutation, mais des lois d’exception votées en temps de paix, des fichiers biométriques invisibles, des accords commerciaux irrévocables, des algorithmes de notation sociale ou économique. Le philosophe Byung-Chul Han l’exprime avec acuité : « Le pouvoir d’aujourd’hui ne brise pas, il épuise. »[3]

L’exemple des législations antiterroristes, en France ou ailleurs, illustre cette dérive. En prétendant garantir la sécurité, elles ont autorisé une normalisation de l’état d’exception, une criminalisation de la dissidence, une surveillance systématisée du quotidien. Pour Giorgio Agamben, cela consacre un basculement inquiétant : « L’état d’exception devient le paradigme même du gouvernement moderne »[4].

Le propos de ce texte n’est donc pas d’énumérer les défaillances des États, mais de comprendre comment s’installe une forme de pouvoir légalement maquillée, institutionnellement consolidée, socialement tolérée. Un pouvoir qui organise la dépossession des peuples en leur nom même, au nom de leur sécurité, de leur stabilité, de leur développement.

Ce document propose une relecture critique des dispositifs contemporains de pouvoir, à partir d’un postulat essentiel : la confiscation des outils publics de protection ne relève plus d’une dérive, mais d’une stratégie. Le pouvoir ne gouverne plus malgré la démocratie, mais à travers elle, en la transformant. C’est cette mutation profonde que nous appelons : la gangstérisation silencieuse du pouvoir.

I. Une vieille histoire, un nouveau visage

La promesse de protection est au cœur du pacte politique moderne. Dès l’instant où les sociétés humaines ont renoncé à la vengeance privée ou à l’arbitraire clanique, elles ont confié à une autorité centrale roi, État, empire la mission de garantir l’ordre et la sécurité collective. Cette délégation, censée sécuriser les plus vulnérables, s’est toujours construite sur une tension : comment un pouvoir fort peut-il protéger sans dominer ?

Cette tension structurelle a souvent été résolue au profit des dominants. L’histoire du pouvoir est l’histoire d’un glissement progressif, par lequel les outils nés pour encadrer la violence deviennent des instruments de confiscation. Loin d’être accidentelle, cette bascule est fréquente, récurrente, structurelle. Ce que nous appelons aujourd’hui gangstérisme institutionnalisé n’est qu’une version actualisée d’un usage inversé de la légitimité.
Max Weber définissait l’État comme l’institution qui revendique le monopole de la violence légitime sur un territoire donné[5]. Mais ce monopole, pour rester légitime, exige des limites, des contre-pouvoirs, des finalités claires. Quand ces garde-fous s’estompent, la légitimité devient façade, et la violence un outil de gestion ordinaire : non plus pour protéger, mais pour maintenir l’ordre établi.

On l’a vu à travers les siècles : la violence publique peut être exercée au nom du bien commun tout en consolidant des hiérarchies injustes. L’esclavage légal, la colonisation codifiée, les répressions ouvrières ou les lois d’exception l’ont illustré avec constance. À chaque époque, les formes de domination ont su se vêtir des habits du droit, détourner la fonction de l’ordre, et masquer la contrainte derrière la norme.

Le cas colonial est emblématique. L’administration affirmait protéger les peuples colonisés contre le chaos, mais cette « protection » justifiait l’exploitation des ressources, la mise au pas des résistances, et l’humiliation systémique des cultures dominées[6]. Cette violence « bienveillante » a été un masque redoutable de l’oppression : elle disciplinait sans honte, en invoquant la civilisation.

Aujourd’hui, cette logique ne disparaît pas : elle change de forme. Le visage du pouvoir s’est modernisé. Les dominants ne se présentent plus comme conquérants, mais comme gestionnaires. Le discours de guerre cède la place à celui de la réforme. Le pouvoir n’exhibe plus sa force, il dissimule sa prise. Les outils de coercition sont dilués dans les procédures, les indicateurs, les lois techniques. On ne frappe plus, on notifie. On ne suspend plus brutalement : on encadre, on conditionne, on module.

Cette mutation s’accompagne d’un langage nouveau. L’ordre devient « sécurité globale », la soumission devient « stabilité », l’exploitation devient « croissance inclusive ». Le vocabulaire lui-même est neutralisé. L’inacceptable est habillé de rationalité.

Le cœur de cette transformation, c’est la dilution de la violence dans des systèmes légitimes.

Le pouvoir moderne n’a plus besoin d’être brutal : il se rend acceptable. Il fonctionne à bas bruit, par gestion des risques, par management de la peur, par standardisation des normes. Il ne gouverne plus par la terreur, mais par l’indifférence organisée.

Dans ce paysage, le gangstérisme ne s’annonce pas. Il ne hurle pas. Il fonctionne, froidement, légalement, sans visage. Il ne cherche pas l’adhésion passionnée, mais l’acceptation résignée.

II. Trois formes contemporaines du gangstérisme : État, marché, algorithme

Le pouvoir ne se limite plus à imposer par la force. Il s’exerce désormais dans des domaines où il était autrefois invisible : la sécurité intérieure, l’économie globale, la gestion des données. Le gangstérisme contemporain n’est pas une figure marginale du système : il est l’expression normale d’un pouvoir qui a appris à parler la langue de la rationalité, du contrat et de la technologie.

Trois formes dominantes structurent aujourd’hui cette mutation silencieuse : le gangstérisme d’État, le gangstérisme économique, et le gangstérisme algorithmique. Elles ne s’opposent pas. Elles convergent, s’imbriquent et se renforcent mutuellement.

1. Gangstérisme d’État : sécuriser pour mieux soumettre

La sécurité est devenue le levier central de l’expansion étatique contemporaine. Mais ce mot, a priori rassurant, est désormais porteur d’ambiguïtés. Car dans nombre de régimes, l’invocation de la sécurité sert à légitimer une extension autoritaire des pouvoirs exécutifs, au détriment des droits fondamentaux.

Les démocraties elles-mêmes ne sont pas épargnées. En France, la loi sur la « sécurité globale » de 2021 a autorisé un renforcement sans précédent de la surveillance dans l’espace public, notamment par drones et vidéos intelligentes[7]. Aux États-Unis, le Patriot Act, reconduit et élargi sous diverses formes depuis 2001, a instauré un état d’exception permanent, au nom de la lutte antiterroriste.

Mais au-delà de l’Occident, ce glissement sécuritaire est encore plus visible. En Égypte, la loi antiterroriste de 2015 a permis d’incarcérer des milliers d’opposants politiques sous prétexte de « trouble à l’ordre public ».
Dans beaucoup d’autres pays, toute dissidence peut être étiquetée « agent de l’étranger », avec interdiction de manifester…. Les systèmes de surveillance numérique de plusieurs sortes, montrent jusqu’où un État peut aller dans le nom de la « prévention »[8].

Dans tous ces cas, le discours sécuritaire désarme les critiques, justifie l’exception comme routine, et ancre dans les esprits l’idée que les droits peuvent être suspendus pour le bien commun. Le gangstérisme d’État ne frappe pas d’abord les coupables : il criminalise le désaccord, conditionne la liberté, gère la peur.

2. Gangstérisme économique : extraire sans résistance

La captation des ressources par les puissances économiques n’a jamais disparu. Mais elle a changé de forme. Autrefois brutale Conquêtes, pillages, exploitations, elle opère désormais par mécanismes légaux et conventions contractuelles.

L’Afrique en offre une démonstration constante :

  • Des contrats miniers opaques signés avec des multinationales, notamment dans kes pays du Sud, prévoient des exonérations fiscales, des clauses d’arbitrage extraterritoriales, et des rentes quasi-féodales[9].
  • Le système du franc CFA, toujours en vigueur dans 14 pays, empêche toute politique monétaire autonome et assujettit les réserves nationales à une banque centrale étrangère[10].
  • Les accords de libre-échange asymétriques, souvent imposés par le FMI ou l’Union européenne, enferment les économies africaines dans des logiques de dépendance, où l’importation devient plus rentable que la production locale.

Le tout est couvert par un discours de modernisation. On ne parle plus de pillage, mais d’ »investissements ». La prédation est juridiquement blindée, politiquement sécurisée, moralement invisibilisée.

Comme l’écrivait Jean-François Bayart, l’État postcolonial est souvent devenu « un ventre », c’est-à-dire un instrument de prédation, capté par des réseaux informels, des clans ou des multinationales[11]. Et quand l’extraction échoue à se faire en douceur, elle est accompagnée d’une répression d’État, souvent sous-traitée par des forces privées.
Le gangstérisme économique est la confiscation des moyens de subsistance par des règles de marché verrouillées, au bénéfice des plus puissants, et souvent validées par des autorités locales complices.

3. Gangstérisme algorithmique : gouverner sans apparaître

La domination ne passe plus seulement par la police ou le contrat. Elle passe désormais par la donnée, le code et l’infrastructure numérique. Loin d’être neutre, la technologie est devenue un vecteur majeur de pouvoir sans visage.
Le pouvoir algorithmique gouverne sans débat, sans opposition, sans mandat. Il note, classe, profile, recommande, cible. Il ne s’impose pas, il oriente subtilement les comportements, anticipe les écarts, modélise l’acceptable.
En Chine, le système de scoring social permet de restreindre les déplacements, l’accès au crédit ou à l’emploi, en fonction du comportement[12].

Aux États-Unis, plusieurs villes ont expérimenté des programmes de police prédictive, basés sur des algorithmes opaques, souvent racistes, qui orientent les patrouilles dans certains quartiers.

Dans le monde entier, les plateformes numériques dictent les modalités de communication, de consommation, et même de croyance, via des architectures d’attention optimisées pour la captation psychologique.
Shoshana Zuboff parle de « capitalisme de surveillance » : un système dans lequel l’être humain devient matière première pour une économie fondée sur l’extraction comportementale[13]. La personne est décomposée en données, exploitées sans consentement réel, dans un environnement algorithmique sans recours et sans responsabilité politique.

Le gangstérisme algorithmique n’a pas besoin de force : il obtient la conformité par design, rend la résistance coûteuse, marginale ou inefficace. Il ne gouverne pas contre les individus, il les intègre dans une architecture de nuages invisibles.

Ces trois formes ne sont pas juxtaposées : elles s’imbriquent. Un État peut sécuriser pour permettre une extraction économique, pendant qu’un algorithme anticipe et neutralise la contestation. Le citoyen, lui, est à la fois surveillé, taxé, noté, désinformé.

La domination ne vient plus d’un tyran, mais d’un système. Le gangstérisme contemporain n’a pas besoin d’idéologie : il a des outils.

III. Neutraliser la critique, construire le consentement

La domination moderne ne cherche plus à provoquer l’adhésion idéologique. Elle vise désormais à désactiver la contestation avant même qu’elle n’émerge. Elle n’impose plus, elle neutralise. Elle ne censure pas, elle dilue le sens. Elle ne nie pas les droits, elle les rend inopérants. Le pouvoir gangstérisé opère par anticipation : il sature l’espace public, criminalise la parole libre, et organise l’épuisement démocratique.

1. Saturer l’espace public : gouverner par excès de récits

Dans les régimes autoritaires d’hier, le pouvoir interdisait les récits concurrents. Aujourd’hui, il les engloutit dans une mer d’informations, de consultations, de dispositifs d’écoute. L’espace démocratique est saturé de procédures, de discours techniques, de dialogues sans suite.
On assiste à une prolifération de simulacres participatifs :

  • Plateformes de consultation numérique dont les résultats ne sont jamais appliqués ;
  • Concertations publiques vidées de toute capacité délibérative réelle ;
  • Forums multi-acteurs où la parole est autorisée, mais sans pouvoir de transformation.

Cette stratégie d’enveloppement désactive les oppositions. On ne censure plus : on englobe. On donne la parole… pour mieux l’épuiser.

Le langage politique devient lui-même un outil de brouillage. La pauvreté devient « vulnérabilité », la répression devient « prévention », la précarité devient « flexibilité ». Le lexique technocratique désarme la critique en dépolitisant les mots. Chaque mot est un barrage symbolique qui transforme une souffrance sociale en paramètre à ajuster.

Le philosophe italien Franco Berardi nomme cette situation « autisme communicationnel » : trop de messages tue le message. Le discours du pouvoir devient inaudible, non pas parce qu’il est absent, mais parce qu’il est omniprésent[14].

2. Criminaliser la dissidence : délégitimer plutôt que débattre

Dans les régimes gangstérisés, la contestation n’est pas réfutée, elle est disqualifiée. Ce n’est plus le contenu des critiques qui est discuté, mais l’intention supposée de ceux qui les portent.

Les journalistes, ONG, universitaires, lanceurs d’alerte sont :

  • Accusés d’être instrumentalisés,
  • Stigmatisés comme extrémistes,
  • Ou poursuivis pour troubles à l’ordre public, cybercriminalité ou atteinte à la réputation de l’État.

L’exemple d’Edward Snowden, poursuivi pour avoir révélé un système de surveillance illégale, montre que l’informateur devient la menace, pas la structure qu’il dénonce[15].

En Afrique, plusieurs activistes ont été emprisonnés ou tués après avoir dénoncé des fraudes électorales ou des détournements de fonds. En 2023, en Guinée, plus de 400 arrestations ont visé des leaders d’opinion sous l’accusation vague de “propagation de fausses nouvelles”.

Dans ce contexte, le pouvoir n’a plus besoin de démonter les arguments : il discrédite l’émetteur, soupçonne ses intentions, isole ses réseaux. Michel Foucault appelait cela une « disqualification préventive » : une violence qui agit non pas après la parole, mais contre la possibilité même qu’elle soit entendue[16].

3. Organiser la fatigue démocratique : l’usure comme stratégie

Le plus grand triomphe du pouvoir contemporain est peut-être celui-ci : convaincre les citoyens que leur participation ne sert à rien. Non par peur, mais par épuisement.

Dans de nombreuses démocraties, les citoyens continuent de voter, de signer des pétitions, de débattre sur les réseaux. Mais ils le font avec la conscience douloureuse que leur parole est inefficace.
Le taux de participation aux élections locales est en baisse constante dans les pays de l’OCDE[17].
Les mécanismes de démocratie participative (budgets citoyens, commissions consultatives) sont souvent détournés en simples vitrines de communication.

Les consultations sur les grandes réformes économiques se succèdent sans altérer les décisions finales.

Cette usure n’est pas un effet secondaire : elle est une tactique. Comme l’a montré Wendy Brown, le citoyen est redéfini comme « client des politiques publiques », invité à consommer des décisions déjà prises[18]. La souveraineté populaire est donc remplacée par une gestion programmée des frustrations, où la démocratie devient une procédure creuse, sans effet transformateur.

4. Désarmer les consciences par les euphémismes du pouvoir

Enfin, la guerre contemporaine se joue sur le terrain des mots. Nommer autrement, c’est désarmer politiquement. C’est faire accepter l’inacceptable, à force de formulation édulcorée.

Langage du pouvoir Réalité masquée

Réformes structurelles => Réduction des protections sociales
Gouvernance technocratique => Dépolitisation des décisions
Attractivité territoriale => Mise en concurrence brutale
Numérisation des services => Dématérialisation inhumaine
État stratège => Opacité décisionnelle et clientélisme
Flexibilité du travail => Précarisation des parcours

Ce lexique rationalise la violence économique et politique. Il la rend acceptable, en déplaçant le centre de gravité du discours : ce qui était un conflit devient une contrainte technique ; ce qui était une réclamation devient une « incapacité d’adaptation ».

La victoire ultime du gangstérisme n’est donc pas dans la force, mais dans l’intériorisation douce de la soumission. Les peuples finissent par parler la langue de leur dépossession.

 

IV. Vers une compréhension politique du gangstérisme

Nommer le gangstérisme ne suffit pas. Il faut le penser comme une forme spécifique du pouvoir contemporain, une modalité froide et sophistiquée de gouvernement. Ce pouvoir ne se revendique ni comme violent, ni comme illégitime. Il n’a pas besoin de violence spectaculaire : il agit sans fracas, sans emblème, sans théâtre. Il ne gouverne pas contre la démocratie, il l’intègre, la détourne, l’utilise comme levier de neutralisation.

L’enjeu ici n’est plus seulement éthique ou juridique, mais profondément politique : dans un monde saturé de discours légitimes, de procédures participatives, de chartes de transparence, comment repérer ce qui relève d’une dépossession camouflée ?

1. Un pouvoir diffus, légal, sans visage

Le gangstérisme contemporain ne repose pas sur la figure d’un tyran ou d’une caste visible. Il est systémique, distribué, autorégulé. Il circule entre des entités multiples : agences de notation, banques centrales, autorités administratives indépendantes, cabinets de conseil, plateformes numériques, traités multilatéraux, normes ISO.

Ce morcellement de l’autorité crée un brouillard décisionnel. Les décisions majeures ne sont plus prises dans les parlements, mais dans des réunions fermées, des négociations techniques, ou des interfaces contractuelles dont les termes échappent au public. Cela engendre une irresponsabilité organisée. On ne sait plus « qui » gouverne , et c’est précisément cela qui garantit l’impunité.

Illustrations concrètes :

Lors de la crise du Covid-19, des décisions sanitaires majeures (confinements, pass sanitaires, fermeture d’écoles, autorisation ou interdiction de traitements) ont été prises par des comités scientifiques sans mandat électif, parfois sous pression de groupes industriels liés aux biotechnologies[19].

En Europe, le mécanisme de stabilité financière permet à la Commission de Bruxelles de dicter des coupes budgétaires à des États membres en difficulté, sans vote populaire. En Grèce, entre 2010 et 2015, cette logique a abouti à la privatisation forcée de ports, d’aéroports, et de services publics.

Ce pouvoir ne parle pas au peuple : il s’applique. Il ne se montre pas : il fonctionne. Il prévoit, modélise, simule, anticipe. Il ne prend pas la forme d’une figure visible, mais celle d’un processus fluide, d’une gouvernance algorithmique, d’une conformité légale.

2. La force du pouvoir n’est plus sa violence, mais sa normalité

Autrefois, la domination s’imposait par la force, l’intimidation, le spectacle. Aujourd’hui, elle s’installe par accumulation de règles, d’exceptions intégrées, d’automatismes bureaucratiques. Elle ne scandalise plus : elle organise l’évidence.
Cette normalisation repose sur trois mécanismes structurants :

  • L’empilement légal : des lois apparemment anodines s’accumulent, réduisant petit à petit l’espace des libertés. Exemple : les législations antiterroristes en France ont été prorogées plus de quinze fois depuis 2015.
  • La fragilisation des contre-pouvoirs : des magistrats dépendants, des journalistes précarisés, des universités dépolitisées laissent le champ libre à un pouvoir qui ne rencontre plus d’obstacles durables.
  • La fabrication de standards internationaux : indices de compétitivité, critères de Maastricht, notation ESG… Tous ces outils traduisent des priorités économiques en normes contraignantes, sans débat véritablement démocratique.

Par ailleurs, les contraintes, pourtant formalisées par des contrats, deviennent des dogmes intouchables. Les élus locaux se contentent de les appliquer, sans plus croire qu’il est possible de faire autrement [20].

La domination ne se cache plus derrière la brutalité. Elle se diffuse dans la logique du “il faut bien”. Le gangstérisme moderne ne détruit pas la démocratie d’un coup de force : il l’épuise par procédures.

3. L’impératif d’une pensée politique renouvelée

Face à cette nouvelle architecture du pouvoir, les outils classiques d’analyse politique sont inopérants. On ne peut plus se contenter de dénoncer un régime, une injustice, une mauvaise gouvernance. Il faut refonder une lecture politique capable de comprendre un pouvoir sans visage, sans centre, sans idéologie.

Cela exige :

  • De repolitiser les langages techniques : refuser qu’un choix budgétaire, écologique ou sécuritaire soit enfermé dans des termes purement techniques. Une réforme fiscale, une politique de santé, une réforme numérique sont des choix politiques et doivent être débattus comme tels.
  • De réhabiliter le conflit démocratique : dans un monde qui cherche l’adhésion molle, il faut redonner sa place au désaccord. Ce n’est pas l’unité qui fonde la démocratie, c’est la pluralité assumée des positions.
  • De restaurer la valeur de l’indignation : aujourd’hui présentée comme excessive, démodée ou émotionnelle, l’indignation est pourtant le seuil minimal d’une conscience politique vivante. Sans elle, il ne reste que l’acceptation résignée.

 

Boaventura de Sousa Santos parle d’un « contre-savoir démocratique » : un effort conscient pour sortir de la pensée dominante, reconstruire des cadres de compréhension enracinés dans la vie des peuples, et résister à l’uniformisation cognitive imposée par la gouvernance mondiale[21].

Car ce que nous vivons n’est pas une crise temporaire, mais une mutation systémique :

  • La souveraineté populaire devient un indicateur de satisfaction.
  • Le vote devient une validation de scénarios déjà écrits.
  • La décision politique devient un design institutionnel.

Dans ce contexte, il ne s’agit pas de fantasmer un retour en arrière. Il s’agit de refonder les conditions d’un pouvoir juste :

  • Visible dans ses décisions,
  • Responsable devant les peuples,
  • Délibératif dans ses processus,
  • Et contrôlable dans ses effets.

Cela commence par une reconquête des mots, des imaginaires, des lieux d’élaboration politique. Il faut recréer des espaces où l’on pense ensemble ce que peut être un monde gouverné autrement.

Conclusion . Ce que nous acceptons, ce que nous devenons

Il est des violences qui ne se voient pas, car elles n’ont plus besoin de frapper. Elles s’infiltrent dans les procédures, se dissimulent derrière les logiciels, s’insinuent dans les textes de loi. Elles ne crient pas : elles fonctionnent. Le pouvoir gangstérisé du XXIe siècle ne brutalise pas toujours, mais désactive. Il ne contredit pas la démocratie : il l’épuise. Il ne revendique pas l’autorité absolue : il produit l’impuissance encadrée.

Protéger devient surveiller.
Gouverner devient désactiver.
Redistribuer devient conditionner.
Délibérer devient gérer.

Et ce glissement s’opère sans tumulte, souvent avec notre consentement passif. Car le pouvoir d’aujourd’hui ne cherche pas à convaincre ou à mobiliser : il exige l’adaptation silencieuse. Il nous demande de continuer à voter, à commenter, à espérer… mais sans capacité d’impact. C’est la démocratie comme mise en scène, et la résignation comme horizon.

Un archipel mondial de domination légale

Prenons quelques exemples emblématiques, en Afrique, en Occident, en Asie :
Hongrie : depuis 2010, Viktor Orbán a transformé son pays en une “démocratie illibérale”. Contrôle des médias, révision des lois électorales, pression sur les ONG. Pourtant, les urnes restent en place. Le vernis démocratique persiste.
France : l’état d’urgence devenu norme (2005 dans les banlieues, 2015 après les attentats, 2020 en période sanitaire) a introduit des lois de surveillance, de contrôle et de fichage, désormais intégrées dans le droit…

En France toujours, le lien entre le vote populaire et le Traité de Lisbonne a été dramatiquement mis en lumière par le référendum de 2005. À cette époque, les électeurs français ont été appelés à se prononcer sur la ratification d’un Traité établissant une Constitution pour l’Europe. Le résultat a été un rejet, avec environ 55 % des votes contre.

Ce rejet a eu des conséquences profondes, conduisant les leaders européens à revoir leurs propositions. Le Traité de Lisbonne, qui a été élaboré après cela, a été présenté comme une version simplifiée, sans référendum, plutôt procédure parlementaire, malgré le score du rejet 2005 en France. Cette situation a suscité des critiques sur la manière dont les voix des citoyens étaient prises en compte dans ce pays.

Il est question de s’interroger sur la légitimité de la décision, car de nombreux citoyens avaient exprimé leur souhait qu’un référendum soit organisé à nouveau pour valider les nouvelles dispositions. Cette approche a pu donner l’impression que le parlement français « vidait » le vote populaire de son contenu, en contournant le processus de consultation directe des citoyens.

Chine : le crédit social transforme les citoyens en objets de notation comportementale. Il ne s’agit plus de réprimer, mais d’orienter la vie sociale par anticipation, via les données.

Côte d’Ivoire : les révisions successives de la Constitution (notamment en 2000, 2016 et 2020), la judiciarisation du champ politique, l’instrumentalisation des institutions et le verrouillage des candidatures ont neutralisé l’alternance sans rompre le cadre légal. La légalité devient stratégie.

Brésil : l’arsenal judiciaire a été utilisé pour éliminer politiquement Lula da Silva lors des élections de 2018, via l’affaire Lava Jato. La justice devient un outil de recomposition du pouvoir.
Togo : l’exemple est particulièrement éclairant. Depuis 2005, malgré des élections multipartites formelles, le pouvoir s’est perpétué dans une logique dynastique, étayée par des réformes constitutionnelles opportunes, un contrôle étroit de la CENI, des violences récurrentes contre les opposants et des dialogues politiques sans suite. La “révision” constitutionnelle de 2024, adoptée sans consultation populaire directe, par une assemblée nationale en fin de mandat, consacre un pouvoir sans limite deguisé en régime parlementaire, confirmant que la forme démocratique peut abriter une logique de confiscation prolongée. L’État de droit devient une façade, la souveraineté populaire une fiction, l’appareil sécuritaire le vrai noyau du pouvoir.

Une domination sans peur, mais avec fatigue

Dans tous ces cas, le fil conducteur est clair : le pouvoir ne change pas de structure, mais de style. Il ne cherche plus à effrayer, mais à éteindre l’espérance. Il transforme les révoltes en performances culturelles, les oppositions en décor symbolique, et la critique en nuisance technique. Nous devenons compatibles avec l’ordre établi.

C’est cela, la victoire ultime du gangstérisme institutionnalisé : ne plus susciter la peur, mais la lassitude. Nous croyons encore parler, décider, choisir. En réalité, nous circulons dans un espace normatif verrouillé, où les options sont balisées, les contestations cadrées, les alternatives neutralisées.

Recommencer à dire non : lucidité, langage, levier

Que faire alors ? Ce texte n’offre pas de solutions miracles. Il alerte. Il appelle à un réveil analytique, un refus mental, une lucidité collective.

La première étape est linguistique et cognitive :
Refuser de parler la langue du pouvoir. Refuser que les mots « réforme », « gouvernance », « sécurité », « modernisation », « dialogue national », « attractivité » soient utilisés pour maquiller la domination.

Sécurité peut vouloir dire surveillance.
Gouvernance peut signifier dépolitisation.
Stabilité peut masquer un verrouillage autoritaire.
Réforme peut désigner la dépossession codifiée.

La seconde étape est politique et collective :

Reconquérir le droit de dire non.
Revaloriser les conflits démocratiques.
Redonner du sens aux lieux de décision.
Faire émerger des récits alternatifs.

Ce processus ne sera pas spectaculaire. Il ne passera pas par des coups d’État ni des élections miracles. Il prendra la forme d’une vigilance active, d’une capacité à nommer les abus, à refuser les évidences, à résister sans bruit, mais sans trêve.

Ce que nous avons accepté – par fatigue, peur ou confort, n’est pas irréversible. Encore faut-il retrouver les trois gestes fondamentaux d’un peuple souverain :
Nommer. Vouloir. Agir.
Alors, un jour, face à ces logiques d’épuisement, il sera possible de dire simplement – et sans fracas :
Non.

Mais attention, pour certains, la brutalité n’est pas loin. Elle se conjugue avec les nouvelles stratégies évoquées.

Meudon le 12 mai 2025

Noël HONKU


Références

1. Foucault, Michel. Surveiller et punir : Naissance de la prison. Gallimard, 1975.
2. Graeber, David. Bureaucratie : L’utopie des règles. Les Liens qui libèrent, 2015.
3. Han, Byung-Chul. La société de la fatigue. Éditions Autrement, 2014
4. Agamben, Giorgio. État d’exception. Éditions du Seuil, 2003.
5. Weber, Max. Le savant et le politique. Éd. 10/18, 1959.
6. Fanon, Frantz. Les damnés de la terre. La Découverte, 1961.
7. Loi n°2021-646 du 25 mai 2021 relative à la sécurité globale préservant les libertés, Journal Officiel de la République française.
8. Human Rights Watch. « Break Their Lineage, Break Their Roots. » 2021.
9. Global Witness. Undermining the Future. 2019.
10. Sylla, Ndongo Samba. La démocratie contre le néolibéralisme. Syllepse, 2021.
11. Bayart, Jean-François. L’État en Afrique : la politique du ventre. Fayard, 1989.
12. Kshetri, Nir. “China’s Social Credit System: A Model of Control or Trust?” IEEE IT Professional, vol. 21, no. 2, 2019.
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