Autour de l’esthétique africaine

Autour de l’esthétique africaine

24 mars 2023 0 Par Cité Dogon

Depuis la publication, à la fin de Tannée 1988, de L’art africain de Jacques Kerchache, des voix s’élèvent pour dénoncer l’approche philosophique de ce que l’on appelle « l’art africain » [1].

Le colloque « De l’art nègre à l’art africain », dont l’initiative salutaire revient à Louis Perrois et Raoul Lehuard, a provoqué de virulentes réactions ; en particulier, trois communications prononcées lors de ce colloque sont prises à parti sans que leurs auteurs soient nommés, exception faite de Lucien Stéphan (Coquet 1990 : 53-64). Parmi les voix qui dénoncent l’approche philosophique de l’art africain, certaines rejettent l’hypothèse selon laquelle « l’art pour l’art n’existe pas dans les sociétés dites primitives » (Lehuard 1990 : 51-55) ; d’autres s’attaquent à l’ouvrage ci-dessus cité (Dupré 1990 : 100-103). Pourtant, le discours « esthétique » sur l’art africain existe et ne date pas d’hier (voir bibliographie : Guerre 1967, Leiris 1967, Memel-Fotê 1967, Senghor 1956). Pourquoi subitement toute cette polémique et que disent exactement ces textes ?

Commençons par le dernier cité :

Le texte de Georges Dupré est une mise au point qui, au fond, n’est pas une critique de l’approche philosophique de l’art africain (même s’il reproche à Lucien Stéphan de faire « une laborieuse compilation des ethnologues traitée à grand renfort de philosophes… »), mais une dénonciation de la place qui est attribuée aux ethnologues dans cet ouvrage. S’il admet que quiconque peut mener une réflexion sur l’art africain, Georges Dupré demande qu’on laisse « les ethnologues tranquilles », qu’on laisse en paix ceux dont le travail est de faire comprendre l’art africain, compréhension qui contribuerait à enrichir « l’émotion de chacun de nous ».

Mais bien avant de critiquer Lucien Stéphan, Georges Dupré s’en est pris à Jacques Kerchache, à qui il reproche d’avoir tenu des « propos agressifs à l’égard des ethnologues » et de vouloir leur donner une contestable leçon de méthode et de morale. En effet, certains de ses propos sont pour le moins crédibles. Penser par exemple qu’« il ne faut pas aborder l’art africain par le biais de la date », c’est croire que l’art africain est en dehors de l’Histoire et qu’il est quasi impossible de faire une histoire, même récente, de cet art. Pourtant, Arts et peuples de l’Afrique noire de Jacqueline Delange pourrait être perçu comme un ensemble d’éléments réunis en vue d’une telle histoire et c’est en effet de cette manière que Michel Leiris présenta l’ouvrage ; c’était en 1967, date à laquelle l’art africain était encore très peu connu.

Aujourd’hui, grâce aux travaux des archéologues, des études ont pu établir l’époque de certaines œuvres notamment les terra cotta du Komanland (nord du Ghana) et celles de Djenné (Mali) que l’on estime être du XVe siècle. En outre, on connaissait déjà avec Jean Laude, l’existence d’un art africain ancien qu’il dit « classique ». Dans des études plus récentes, celle de Frank Willett par exemple {African Art 1971, traduit en français sous le titre L’Art africain 1990), il est établi avec précision que la sculpture ancienne de l’Afrique remonte au v-ive siècle avant J.-C. Il s’agit de la sculpture Nok trouvée dans l’Etat du Kaduna (Nigeria) et dont fait état dès 1956 les travaux de Bernard Fagg. Il est vrai qu’une histoire de l’art africain n’est pas facile à écrire parce qu’on a à faire à des peuples sans écriture. Mais il est inconcevable de vouloir, en un tour de main, évacuer une question aussi importante tout en passant sous silence le travail déjà effectué.

Par ailleurs, quand J. Kerchache dit que « la beauté d’une sculpture n’est pas étrangère à sa fonction sociale… » (1988 : 489), il présuppose que cette fonction est l’élément qui détermine la beauté de l’« objet ». Cependant, il oublie qu’il s’exprime avec des présupposés culturels occidentaux. Aussi, ce que recouvre la notion de beauté en Europe est-il nécessairement identique à ce qu’elle désigne en Afrique, si toutefois l’équivalent de ce terme existe dans les langues africaines ?

Ce que Kerchache appelle « beau » pourrait bien être « bien » pour certains Africains au moins. Autrement dit, certains termes africains, qui pourraient être traduits par beau dans certains contextes, peuvent désigner bien lorsqu’ils sont utilisés relativement aux statues. C’est le cas du terme bvbn chez les Lobi du Burkina Faso : lorsqu’ils disent bvthibá bvbn (une « belle » statue), l’expression belle, ici, désigne l’idée du bien. Au fond, la signification de cette formule porte sur l’efficacité de la statue et non pas sur son aspect physique, sa forme. Sur ce point, M. Leiris est beaucoup plus nuancé lorsqu’il utilise le terme de « convenance » pour désigner la beauté en Afrique. Mais le parallélisme s’arrête là, car en tout état de cause, l’objectif fondamental de l’œuvre d’art africain n’est pas de manifester la beauté et il serait illusoire de penser qu’à travers la fonction de l’objet, c’est la beauté qui est recherchée.

Si l’on ne peut qu’approuver la critique formulée par G. Dupré à rencontre de J. Kerchache, on peut cependant se demander si la tranquillité qu’il souhaite pour les ethnologues ne risque pas d’être dérangée par la philosophie, qui s’interroge sur la légitimité d’un tel discours, ainsi que le montre le travail de L. Stéphan. Nous y reviendrons.

Quant au deuxième texte, celui de R. Lehuard, il critique le refus d’attribuer la conception de « l’art pour l’art » aux peuples dits primitifs. Pour cet auteur, le fond du problème résiderait dans « une question de terminologie … et [dans] la faculté que l’Occidental a de juger des autres à travers lui-même et de toujours faire l’impasse sur son propre passé, fût-il récent » (1990 : 51). Aussi, en partant d’une définition de la notion d’art empruntée au Larousse encyclopédique, il montre que l’art se dit de ce dont la création est fondée sur l’« excellence » dans la production, la « perfection », la « qualité » et l’« efficacité » de l’objet produit. Dans un deuxième moment, l’auteur montre qu’il y a une esthétique africaine qui serait fondée sur l’existence de certaines notions telles que beau, bien, bon, brillant, raffiné, thèse que R. Lehuard oppose à celle d’un « étudiant Gouro de l’université d’Abidjan » qui pense que la notion du beau, par exemple, n’existe pas chez les Africains. L’auteur achève sa réflexion en proposant un tableau du vocabulaire relatif aux appréciations « esthétiques » dans des langues de populations d’Afrique centrale. Mais est-ce que l’existence de ces notions en langues africaines est une condition suffisante pour affirmer l’existence d’une esthétique africaine ? Ne serait-il pas plus pertinent de chercher à expliquer pourquoi certaines catégories de la culture occidentale ne sont pas applicables d’emblée à Y ethos africain plutôt que de vouloir dénoncer l’ethnocentrisme occidental ?

Enfin le troisième texte, le plus récent et en même temps le plus virulent, est celui de Michèle Coquet. Celle-ci considère certains auteurs[2] comme étant des chercheurs n’ayant pas de « rigueur intellectuelle » dans la mesure où ils font appel à « l’existence d’un sujet esthétique défini par une tradition philosophique platonicienne et kantienne » ; cette démarche « est un raccourci intellectuel qu’un chercheur honnête ne peut pas se permettre » (1990 : 59-60). Pour justifier sa critique, l’auteur propose trois définitions de l’esthétique : la première détermine l’esthétique comme étant une étude morphologique d’un ou de plusieurs objets, étude qui, à terme, devrait permettre « de dégager la pensée formelle développée par une société à travers le ou les styles qui caractérisent ses productions ». Dans cette définition, l’auteur du « Quiproquos » fait appel allusivement à Panofsky (« cette pensée formelle doit pouvoir être mise en relation avec ce que Panofsky appelait la Weltanschauung, ou vision du monde d’une société »). La deuxième définition tient en une phrase : « L’étude iconologique, quant à elle, prend en compte les systèmes de représentation manifestés par les objets ». Quant à la troisième, elle n’est pas plus développée que la deuxième : « On peut également s’intéresser à la question du jugement esthétique porté sur ceux-ci » (1990 : 58-59). Et pourtant, l’étude du jugement a dominé une partie assez importante de l’esthétique, chez Baumgarten et Kant par exemple.

L’auteur, après avoir commenté principalement mon texte et celui de L. Sté- phan, achève sa critique par ce souhait : « II doit y avoir une esthétique de l’art africain, comme il en existe une concernant l’art de la Renaissance ou l’art contemporain ». Et pour couronner le tout, un constat final établit l’ignorance par les Africains « des données essentielles des cultures africaines » (op. cit. : 63).

Mais sous le nom d’esthétique, ne met-on pas des approches totalement distinctes et peut-être incompatibles ? De quoi parle-t-on au juste ? S’agit-il de l’analyse stylistique : description de la forme des objets afin de dégager des éléments caractéristiques permettant une classification ethnique ou régionale de ces objets ou de l’interprétation : recherche de la signification des « objets » ou encore du goût : faculté pour un sujet d’énoncer un jugement portant sur la beauté ou la laideur d’un objet sensible (qu’il soit de la nature ou de l’art) ? Il me semble que les choses sont bien distinctes et il serait souhaitable que les amalgames puissent être évités.

Examinons plus précisément l’idée de l’esthétique africaine en partant d’une définition du concept.

Question de définition

Qu’est-ce que l’esthétique ? Et tout d’abord, que signifie, dans la langue française, le terme « esthétique », cette notion d’origine grecque ?

Le Littré répond, page 1 503 : l’esthétique est la « science qui détermine le caractère du beau dans les productions de la nature et de l’art ; philosophie des beaux-arts ».

Le Littré continue en définissant l’esthétique comme étant « ce qui se rapporte au sentiment du beau, impression, appréciation esthétique ».

Dans cette définition, rien ne correspond aux deux premières acceptions que M. Coquet donne de l’esthétique. Qu’on le veuille ou non, l’esthétique n’est pas et n’a jamais été une étude de l’œuvre d’art dont le but serait de déterminer le mode de pensée de la société à laquelle appartient l’œuvre ni même une lecture des arts figuratifs. L’esthétique est la science du sensible qui appréhende l’objet beau relativement à la sensibilité. Ainsi, le projet initial entrepris par Baumgarten, l’inventeur du mot et de la discipline, fut d’établir un rapport entre l’art, le beau et le sujet humain. Il s’agit précisément de faire de la question de l’art et de celle de la beauté des questions philosophiques. Ériger la question de l’art et de la beauté en questions philosophiques, c’est accorder à la sensibilité le statut d’un mode de connaissance : l’esthétique relève de la gnoséologie pour Baumgarten. Conformément à son projet, il s’agit pour lui d’élever le sentir au domaine du savoir par analogie avec la raison ou l’entendement. A partir de là, l’esthétique est considérée comme une science, un savoir. Il y va donc de la question de la vérité.

Mais cette vérité que recherche l’esthétique est spécifique : elle est claire sous un rapport mais confuse sous un autre en ce sens qu’elle ne relève pas d’une logique intellectuelle. Cette vérité esthétique, différente de la vérité logique caractérisée par la clarté et la distinction, renvoie à la faculté de plaisir du sujet comme ce sera le cas, avec Kant, du « jugement esthétique ». Ce jugement esthétique est un jugement qui, à partir de l’apparence des choses, tire un sentiment de plaisir ou de déplaisir. Ce sentiment doit être, conformément à la pensée kantienne, « sans intérêt » et « sans fin ». Mais, il faut bien comprendre le sens du sans fin et celui du sans intérêt du jugement esthétique. Dire que le jugement esthétique est « désintéressé », c’est dire que dans renonciation d’un tel jugement, il n’y a aucune volonté d’appropriation pour soi de l’objet sur lequel porte le jugement. Autrement dit, j’affirme la beauté ou la laideur d’un objet, non pas parce que j’ai envie de le posséder ou de le rejeter, mais simplement parce que l’objet se présente comme tel. Cette beauté ou laideur indépendante de la volonté particulière d’appropriation est la vérité de l’objet.

En outre, dire que le jugement esthétique est « sans fin » ou, ce qui revient au même, que la finalité de ce jugement est de n’avoir pas de fin, c’est dire que le jugement esthétique n’est pas fondé sur l’utilité de l’objet jugé. Autrement dit, la fin de l’œuvre d’art, c’est d’être sans fin, c’est-à-dire de n’avoir aucune utilité pratique sinon de plaire ou déplaire. C’est cette finalité sans fin de l’œuvre d’art que l’on appelle communément « l’art pour l’art » dont parle Raoul Lehuard. Il est vrai que la thèse kantienne de la finalité sans fin de l’œuvre d’art ou du plaisir désintéressé du sujet est contestable. Jean-Luc Nancy a développé cet argument en montrant (in Lacoue-Labarthe 1988 : 46-50) que le beau n’a pas une autonomie absolue parce que dans le jugement esthétique qui, pour Kant, est désintéressé, il y a malgré tout un intérêt qui serait celui de la raison, car l’essentiel dans un tel jugement, c’est ce que ressent le sujet, ce qu’il « découvre » en lui en présence d’un objet. Et que découvre en lui le sujet ? Il découvre qu’il existe une forme dont il jouit parce qu’il a la possibilité de se représenter, d’imaginer quelque chose et c’est en cela qu’il existe dans le jugement esthétique un intérêt de la raison, en ce sens que c’est en définitive la raison, qui jouit, car c’est par son intermédiaire que le sujet se représente la forme existante.

Malgré cette réfutation de la thèse kantienne, il est inexact de penser que la beauté d’une œuvre dans les sociétés dites primitives est fondée sur l’utilité de l’objet comme semble le dire R. Lehuard. L’objectif de la critique de J.-L. Nancy n’est pas de récuser la validité de la théorie kantienne mais de montrer la difficulté qu’il y a à dissocier ces deux catégories esthétiques que sont le beau et l’agréable. Une œuvre d’art, d’où qu’elle vienne, est belle non pas parce qu’elle est conforme à ce pour quoi elle a été produite, mais parce qu’elle est ainsi perçue. Autrement dit, la beauté d’une œuvre d’art ne dépend ni de sa fonction rituelle, ni de son utilité pratique. Qu’il s’agisse de l’Occident ou des sociétés dites primitives, la beauté d’une œuvre d’art dans une perspective kantienne, pensée qui s’est imposée à partir du XVIIIe siècle comme étant la théorie esthétique, n’est pas fonction de l’utilité ou de l’efficacité de l’objet comme cela était le cas chez Platon, mais pour des raisons autres qu’esthétiques :

… la satisfaction, qui résulte d’un objet et en fonction de laquelle nous le disons beau, ne peut reposer sur la représentation de son utilité : s’il en était ainsi ce ne serait pas une satisfaction immédiate, ce qui est l’essentielle condition du jugement sur la beauté.

(Kant 1982 : 69)

Cependant, s’il est possible d’affirmer l’absence d’une conception de l’art pour l’art dans les sociétés « primitives », c’est sans doute à cause du rapport essentiel que l’art entretient avec la religion. Si tout objet religieux en Afrique n’est pas une œuvre d’art, la réciproque n’est pas vraie. D’ailleurs, ceci n’est en rien propre à l’Afrique : de la même manière qu’une œuvre d’art africain, le temple grec comme l’église gothique est une œuvre d’art. L’objet d’art africain a toujours une fonction rituelle. L’œuvre d’art africain est produite dans un contexte religieux et tout le monde le reconnaît, puisque les expositions d’art africain sont généralement accompagnées de notices explicatives qui exposent la fonction religieuse de chaque pièce dans la société à laquelle elle appartient. Par ailleurs, on sait qu’en l’absence de la patine d’usage ou de la patine sacrificielle, l’authenticité de l’objet est mise en doute, même s’il est vrai que ce n’est pas un élément qui garantit de manière absolue cette authenticité car les faussaires arrivent à recréer une patine analogue. Or, il n’y a pas de patine sacrificielle sans sacrifices et pas de sacrifices sans pratiques religieuses. Là encore, si l’on considère l’aspect fonctionnel de l’art africain, il semble assez difficile de formuler une esthétique au sens rigoureux du terme.

On pourrait me reprocher de limiter l’esthétique à la seule théorie kantienne comme si l’existence d’autres conceptions esthétiques applicables à l’art africain, celle de Hegel par exemple, était ici proscrite. Mais on oublierait ainsi, que la théorie hégélienne, qui est une esthétique du contenu, est fondée principalement sur une définition de l’art qui présente celui-ci comme étant à l’origine la manifestation de la religion elle-même. Pour Hegel, la vérité de l’art ou son essence est la religion et c’est précisément de ce point de vue que Hegel nous offre une approche conforme à V ethos africain. Cependant, cette thèse n’est qu’un moment dans la théorie hégélienne de l’esthétique et en tant que tel, il ne récuse en aucune manière la théorie kantienne qu’il continue à travers l’idée de « la fin de l’art ». Cette continuité n’est pas une adhésion passive de la part de Hegel à la thèse kantienne mais une interrogation critique qui apporte à la discipline des éléments qui lui manquaient à l’époque de Kant et qui, ainsi, l’« achève ». Par conséquent, la théorie kantienne reste pour moi la théorie esthétique de base et de référence. J’y reviendrai.

J’ai indiqué ici les grandes lignes d’une définition de l’esthétique établissant du même coup le contexte dans lequel je parle d’esthétique. L’esthétique a un sens et une histoire en tant qu’elle est une discipline et, à ce titre, il n’est pas possible de lui prêter n’importe quel sens. Il ne suffit pas de porter un intérêt à l’art et surtout pas d’un point de vue sémiologique pour pouvoir parler d’esthétique. Un minimum de culture philosophique est nécessaire ; ce n’est pas rendre service à l’Afrique que de vouloir comparer l’esthétique de l’art africain et celle de la Renaissance, comme le pense M. Coquet. S’il doit y avoir une esthétique africaine, elle doit être formulée conformément aux règles de l’Esthétique ou alors ce ne sera pas de l’esthétique en dépit de l’africanisme débordant qui s’affirme sous la plume de M. Coquet, qui voudrait que l’art africain soit reconnu à l’égal de l’art européen (du moins celui de la Renaissance). En fait, le vrai problème réside dans l’analogie que l’on établit sans cesse entre l’Afrique et l’Europe au lieu de considérer ce continent dans sa spécificité actuelle. Depuis que l’Européen est arrivé sur le sol africain, l’Afrique n’est plus l’Afrique : elle est altérée. L’Afrique est un continent désormais bicéphale : elle est l’objet d’une expérience occidentale (dite moderne) et d’une expérience, qui est la sienne, dite traditionnelle ; on a à faire à la confrontation de deux expériences culturelles. C’est à l’intérieur de cette culture métisse qu’il faut envisager la question de l’esthétique africaine3. Comment formuler un discours esthétique (discipline qui est historiquement et culturellement occidentale) sur ce que l’on appelle « art africain » ? Comment peut-on légitimement qualifier d’objets d’art ce qui, en Afrique, n’est pas perçu comme tel ?

Considérations épistémologiques

L’approche ethno-esthétique que propose L. Stéphan n’est pas une histoire de Г« esthétique africaine » comme le dit M. Coquet (op. cit. : 61), mais un essai de détermination conceptuelle qui permet d’analyser l’art africain. On peut admettre ou rejeter l’expression « ethno-esthétique », mais on ne peut pas reprocher à L. Stéphan de faire une histoire de l’esthétique africaine. Dans la proposition de L. Stéphan (proposition inspirée par Jacqueline Delange qui a introduit dans la littérature ethnologique, l’expression « ethno-esthétique »), il s’agit justement, non pas de faire une histoire de l’esthétique africaine (comment peut-on faire l’histoire d’une science naissante — si c’en est vraiment une !), mais de définir un cadre épistémologique qui offre les conditions d’existence de cette esthétique. Un tel point de vue est à encourager car si l’on doit parler d’une esthétique africaine, il est indispensable de s’interroger sur les conditions de possibilité du discours que l’on veut formuler. Autrement dit, pour envisager cette esthétique, il est absolument nécessaire de considérer l’esthétique en général, en tant qu’elle est une discipline philosophique, et le contexte auquel appartient l’objet sur quoi porte le discours. Cela veut dire que l’étude esthétique de l’art africain ne peut se développer que dans le cadre d’une confrontation de la démarche philosophique et de ce qu’est l’art africain dans son contexte d’origine. Vouloir faire de l’esthétique africaine en utilisant les catégories philosophiques tout en ignorant le contexte d’origine de l’art considéré, et inversement, ne saurait être une attitude conséquente.

Cette confrontation a pour but la détermination des limites dans lesquelles pourrait se développer cette esthétique que l’on voudrait africaine, mais qui, en réalité, est toujours l’esthétique occidentale, qui, à un moment donné de son histoire, a intégré dans son domaine un objet extérieur à son contexte historico-culturel. Si l’on admet qu’il n’y a de philosophie que celle qui est explicitement constituée et écrite, il faut bien admettre qu’historiquement, ce que l’on appelle esthétique africaine n’existe pas. Même les textes postcoloniaux ne sont pas l’exposé d’une esthétique africaine. A travers ces textes, y compris à travers ceux qui s’écrivent aujourd’hui, on peut tenter d’établir les éléments susceptibles de légitimer l’apparition d’une telle esthétique. C’est de cette manière qu’il faudrait comprendre l’étude de L. Stéphan. Cette orientation n’est en rien l’élaboration d’une histoire de l’esthétique africaine. Qui a lu le texte de Y Encyclopaedia universalis (voir bibliographie ci-dessous) ne peut pas y voir le développement d’une histoire de l’esthétique africaine ; une telle critique est hors de propos. M. Coquet reproche aux auteurs qu’elle critique, notamment ceux qui sont intervenus sur l’esthétique dans le colloque « De l’art nègre à l’art africain », les 10 et 11 mars 1990 à Paris, un manque de sérieux et de rigueur dans leur analyse. Mais quel sérieux et quelle rigueur l’auteur du « Quiproquos » montre lorsqu’elle découpe arbitrairement un texte et, dénature ainsi la pensée de l’auteur critiqué ! En ce qui me concerne, je mets par exemple au défi M. Coquet de retrouver l’expression « la notion d’art », qu’elle m’attribue. Dans la communication qui a été prononcée puis publiée, il n’a jamais été question de l’existence ou de la non-existence d’une notion d’art en Afrique. Cette question n’était pas l’objet du sujet traité dans la communication que j’ai prononcée.

Établissant le rapport entre l’art et la religion, M. Coquet, là encore, dénature ma pensée. Je n’ai jamais écrit que « la majorité des sculptures [étant] tenue au secret, on peut se demander dans quelle mesure il est possible de parler ďart (souligné par moi) » (1990 : 61).

Sans parler de la reformulation de la proposition (à la place du terme « art » il faudrait mettre « esthétique africaine »), on peut légitimement s’interroger sur les raisons d’une telle lecture. Bien entendu, lorsqu’au lieu d’« esthétique », M. Coquet lit « art », il est évident que l’hypothèse risque de lui paraître « curieuse ». Il y a une différence de nature entre art et esthétique : l’un est un objet ; l’autre, un discours sur cet objet et il n’est pas possible de prendre l’objet pour le discours et vice versa. Autrement dit, il n’y a pas d’identité entre art et esthétique. La substitution du terme d’art au terme d’esthétique change radicalement la compréhension non seulement de la phrase, mais encore de tout le texte. C’est sans doute cette mauvaise lecture qui permet à M. Coquet dans sa critique de me reprocher d’avoir dissocié l’art de la religion, ce qui semble inconcevable dans le contexte actuel de l’Afrique excepté en ce qui concerne la sculpture Shona du Zimbabwe, qui est une sculpture sur pierre née dans les années 50, sous l’impulsion de McEwen, et qui est un art libéré de l’emprise religieuse. Même l’art de cour, en particulier celui du Bénin, qui pourrait être perçu comme un art émancipé de la religion, ne l’était pas car les objets qui appartenaient au roi étaient sacrés parce que le roi, « descendant du dieu Chembé », est divinisé après sa mort. De plus, les œuvres qu’il possédait étaient installées sur un autel et son « pouvoir fondé sur des valeurs mystiques traditionnelles attachées au palais, centre de la vie politique et religieuse ». Ainsi, lorsqu’un roi devait « porter une couronne de perles rouges, en jaspe ou en cornaline d’Illorin », l’autorisation de Yoni, chef religieux du groupe, était indispensable (Laude 1971 : 165 sq.). Par conséquent, cette critique n’est pas pertinente car c’est justement au nom du rapport de l’art et de la religion, rapport qui est toujours fortement établi en Afrique que l’idée d’une esthétique africaine me paraît problématique.

L’un des arguments que j’ai développé est fondé sur l’inaccessibilité des œuvres d’art africain, inaccessibilité due à la contrainte religieuse qui impose que l’on respecte la règle du secret. Dans cette occurrence, la conception d’une esthétique me paraît difficile car l’esthétique suppose évidemment l’accès aux œuvres, accès sans lequel un jugement esthétique par exemple n’est pas possible. Le jugement que peut formuler un initié ou un sculpteur sur une œuvre d’art africain est un jugement d’appréciation fondé sur des normes que connaît l’individu et, à ce titre, il s’agit d’un jugement de connaissance et non pas d’un jugement esthétique comme le pense M. Coquet. Le jugement esthétique n’a ni critères ni règles ; il est fondé sur le pur sentiment que ressent le sujet en face de l’objet : d’où l’importance de l’accès aux œuvres ou si l’on préfère, la nécessité de l’exposition. Bien entendu, il y a en Afrique des « objets » qui ne sont pas du tout tenus au secret. Mais cette manifestation à la vue de tous n’est pas encore une « exposition » ; c’est purement et simplement par accident qu’ils sont vus. La place qu’ils occupent s’explique par une nécessité et non par le besoin de l’exposition : en pays dagara, les autels installés sur les places des marchés (dáá-kpáárá *) sont destinés, non pas au plaisir du sujet, mais à la protection de l’ensemble des personnes et des biens qui occupent la superficie du territoire villageois consacrée à cet effet. De la même manière, l’autel de la famille (thilkaà) chez les Lobi, installé en face de la porte d’entrée de la maison, est chargé de défendre l’enceinte familiale contre les malfaiteurs et les « esprits » maléfiques. L’œuvre d’art africain n’est toujours pas un objet exposable car il ne s’est pas émancipé de son « usage rituel ». Elle a sa place assignée dans un sanctuaire comme la statue d’un dieu dans un temple (Benjamin 1983 : 99 sq.).

Comparer les œuvres d’art africain, frappées par le poids du secret, aux «… sculptures de chapiteaux des grandes églises romanes ou gothiques, ou encore… » à « l’imagerie des vitraux de nos cathédrales » est contestable. Veut-on nous faire croire qu’il y aurait un interdit qui porterait sur l’observation des images qui se trouvent à l’intérieur de Notre-Dame de Paris, visitée quotidiennement par des milliers de profanes, comme il y en a à l’égard, par exemple d’un bétibá, qui, en pays dagara, à l’exception de circonstances particulières (funérailles d’un vieillard par exemple), ne peut être vu par un non-initié sans autorisation préalable ? Peut-on comparer les vitraux des églises que n’importe qui a la possibilité de voir à ces masques sénoufo appelés déguélé qui « n’apparaissent au public que tous les vingt et un ans, c’est-à-dire lors des cérémonies de couronnement des trois cycles de sept ans d’initiation » (Catalogue d’exposition 1989 : 91) ? Est-il légitime de comparer les images des églises romanes aux masques bobo ou bwaba, par exemple, connus de M. Coquet et qui n’apparaissent pas n’importe comment et n’importe quand au public ? L’inaccessibilité dont il s’agit n’est pas seulement une inaccessibilité « au sens », c’est-à-dire à la signification de l’œuvre. Il s’agit d’abord d’une inaccessibilité au « regard » qui est nécessairement doublée de celle au sens. Car je ne vois pas comment une œuvre d’art pourrait être interprétée si elle n’est pas d’abord vue. Qu’on le veuille ou non, l’objet d’art africain est un objet de culte qui ne se montre pas, c’est-à-dire qui ne s’expose pas et ne peut être exposé. Lorsque cette œuvre sera émancipée de la religion, lorsque les barrières religieuses tomberont, la question de son esthétisation se posera autrement : le discours esthétique sur l’œuvre d’art africain s’élaborera légitimement.

Ici, la thèse hégélienne de la fin de l’art pourrait être reprise. Par cette idée, Hegel ne veut pas dire qu’il n’y aura pas ou plus une évolution de l’art grâce au perfectionnement, par exemple, des techniques de création de l’œuvre d’art (critique qui lui est souvent faite). Hegel veut dire simplement que l’art n’a plus pour objectif la présentation de l’Absolu, c’est-à-dire du divin. Cette mutation de l’œuvre d’art comme objet de culte en objet de jugement correspond à l’émergence de la théorie esthétique telle qu’elle apparaît à partir du xviip siècle : c’est précisément par cette idée que Hegel retrouve et continue la thèse kantienne du beau, en ce sens que par sa « mort » l’art est devenu un objet de plaisir ou de déplaisir. Cette continuité tient en ceci que Hegel a d’abord cherché à connaître ce qu’est l’art pour ensuite identifier ce qui fait de lui un objet de goût. Et savoir ce qu’est l’art passe par l’homme en tant que sujet qui se sait comme être spirituel par qui l’art a du sens.

Ce sens c’est la spiritualité que l’on retrouve dans l’art et qui est perçue comme étant une caractéristique spécifique à l’homme. Ainsi, pour Hegel, il n’y a d’art que celui qui est issu d’une activité spirituelle consciente de sa spiritualité. Cela veut dire que l’œuvre d’art est le produit de l’activité humaine et que, pour Hegel, à la différence de Kant, il n’y a pas d’œuvre d’art naturel. Par ailleurs, le sens de l’art, c’est la faculté qu’a l’homme de faire de lui le moyen par lequel l’absolu, l’Esprit divin se présente, apparaît. En d’autres termes, « satisfaire le besoin le plus élevé de l’esprit » est le sens profond de l’art (1979 : 153). Par conséquent, lorsque l’art n’est plus en mesure de « satisfaire le besoin le plus élevé de l’esprit », lorsqu’il est « impuissant à nous faire plier les genoux », lorsqu’il n’a plus « la force de l’esprit », il « est quelque chose du passé », il est fini, mort. Cette mort, si souvent mal interprétée, est ce qui porte l’art dans la sphère du jugement, du goût. D’un art fonctionnel, il est devenu un art « dé-fonctionnalisé », libre, émancipé. La mort de l’art signifie : passage de l’art fonctionnel à l’art pour l’art. Ainsi, l’esthétique du contenu de Hegel rejoint celle de la forme et la continuité dont nous parlons ne se traduit pas par un simple ajout de la théorie hégélienne à celle de Kant.

Critiquant cette idée de la mort de l’art que nous avions déjà évoquée ailleurs, Annie Dupuis s’interroge : « Cette définition de l’art ” déchargé ” n’est-elle pas simplement le culte d’une certaine idée du beau, sanctifiée par l’exposition dans le ” musée-tombeau “, qui est une forme, somme toute contestable — et contestée — du musée ? (1991 ‘ 101). »

Mais on pourrait retourner la question en ces termes : si l’exposition des œuvres dans le musée est contestée, comment pourrait s’exprimer l’art ? Est-il possible aujourd’hui de concevoir l’art en dehors des musées ? Et les artistes, n’ont-ils pas besoin, pour se faire apprécier du public, de passer par l’exposition de leurs œuvres ? Quoiqu’on dise, l’œuvre d’art libre, émancipée, a besoin d’être exposée et cela ne relève « pas simplement [du] culte d’une certaine idée du beau » ; il s’agit de l’essence même de l’art mort qui n’a d’autres buts que d’être montré pour être vu. Que serait cet art sans l’exposition ?

Unité de l’esthétique et esthétique africaine

Des trois définitions proposées par M. Coquet, seule la troisième relève de l’esthétique. La première — « analyse de la morphologie de l’objet ou d’un ensemble d’objets afin de dégager la pensée formelle développée par une société… » — , ainsi que la deuxième — « interprétation des arts figuratifs quant à leur contenu » — ne relèvent pas de l’esthétique. Ces définitions appartiennent au domaine de la sémiotique et de l’iconologie dont le but est de rechercher la signification que prend une œuvre d’art, comme signe, produit à l’intérieur d’une société donnée. Connaître la signification d’une œuvre d’art africain dans son contexte d’origine, examiner l’œuvre relativement aux traditions dans lesquelles elle a émergé afin de comprendre son sens, sa valeur dans la société, est une chose louable. Mais une telle étude est-elle à considérer comme étant une analyse esthétique ?

Examinons la de plus près : lorsqu’on analyse une œuvre d’art dans le but de définir sa signification, on pose a priori qu’il existe dans cette œuvre une fin déterminée que l’œuvre manifeste. A partir de là, le discours qui sera développé, le sera suivant un concept donné. C’est ce que nous laisse entendre l’affirmation suivante : «… pour les Tschokwe d’Angola… le terme utotombo désigne un objet bien fait et efficace, réalisé avec beaucoup d’habileté et d’amour » (Lehuard 1990 : 54).

Une telle assertion, fondée sur les concepts d’efficacité, de perfection et d’amour, ne peut en aucun cas être considérée comme étant un jugement esthétique car celui-ci, selon Kant (et ce n’est pas une simple « référence à » un grand auteur), est « sans concept ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que le beau est le résultat de la pure rencontre d’un objet et d’un sujet. En d’autres termes, le beau est le sentiment qui naît chez un sujet au moment où il a en face de soi un objet. Ce sentiment est indépendant de la possession ou non de toute connaissance quelle qu’elle soit ; d’où sa pureté. C’est pourquoi, le jugement que M. Coquet appelle esthétique, et qui est un jugement porté sur les « qualités plastiques » d’un objet « par les spécialistes, sculpteurs, bronziers, etc. » (1990 : 59), n’est pas un jugement esthétique mais un jugement de connaissance. Les qualités dont parle M. Coquet sont liées davantage à la norme établie conformément au rôle social de l’œuvre qu’à la forme de celle-ci comme le laisse entendre l’auteur du « Quiproquos ». Quant aux critiques, ici cités, il s’agit, la plupart du temps, de personnes initiées qui savent ce qui, dans l’objet, est conforme à la norme admise. Leur énoncé n’est pas un sentiment immédiat mais une assertion construite, établie à partir des critères qui leur ont été transmis à travers le savoir traditionnel qu’est l’initiation.

Cette contribution à la discussion sur l’idée d’une esthétique africaine serait incomplète si l’analyse fondée sur l’existence de certaines notions relatives (ou considérées comme telles) à l’esthétique n’était pas ici évoquée. Cette approche qui est contemporaine de la négritude est aujourd’hui reprise par certains auteurs. Dans son article (1990), Raoul Lehuard a établi l’existence d’un certain nombre de concepts dont le beau, le bien, le bon, le laid, l’affreux, etc., chez les Tsaye, les Ifumu, les Yombe et les Vili.

C’est en ces termes que se posait déjà le problème à l’époque de l’« art nègre ». Cette approche prétend résoudre le problème de la sensibilité des Africains au beau et l’existence, chez eux, de cette notion.

L.-S. Senghor nous avait déjà appris que chez les Wolof, les termes târ et rafet qualifient, de préférence, un homme tandis que dyêka, yèm et mat désignent l’œuvre d’art (Senghor 1956). M. Leiris (1966), à son tour, nous disait que pour les Bambara, l’expression nyi désigne indifféremment bon ou beau et que pour les Daza du Sahara central, gale signifie bon, ngala, joli et genaso laid.

A cette liste, qui pourrait s’étendre à toutes sociétés africaines, on peut ajouter ceci : chez les Dagara du Burkina Faso, il existe deux termes pour dire beau : pblv et víílv. Le premier désigne la beauté physique dans laquelle est impliquée la notion de croissance. Ainsi, dans l’expression : à pól-bílé póla (« le jeune homme est beau »), le terme pbl-bilé est un mot, composé de pbl qui désigne de façon générale ce qui est jeune et de bílé qui désigne petit. Mot à mot, phl-bilé veut dire : « jeune petit ». Appliqué à notre exemple, il prend le sens de jeune homme car, chaque fois qu’il n’y a pas un nom qui précède le terme pol afin de déterminer la nature de l’être dont il s’agit, bílé perd son sens générique et acquiert celui spécifique de petit de l’homme. Par conséquent, à pól-bílé (le jeune homme) et pbl- bilé (jeune homme) sont des formes d’expression utilisées toujours relativement à l’homme. Quant à l’expression póla, elle indique le mode d’être du paraître du jeune homme ; ce qu’est son aspect physique. Celui-ci, comme le laisse entendre le terme dagara, est beau. Ceci veut dire que l’individu a une belle stature (souvent une grande taille), qu’il a une constitution musculaire apparente qui suggère en lui l’incarnation de la force physique et qu’il a de l’élégance. Dans cet exemple, la répétition du terme pol marque bien l’ambivalence de celui-ci. Cette ambivalence se manifeste à travers l’idée de croissance et celle de beauté que l’on retrouve toutes deux dans une seule notion.

En revanche, quand on dit : à dùu polá (« la jarre est belle »), il s’agit uniquement du paraître de l’être en question et cela vaut pour tous les êtres inanimés. Ici, l’idée de croissance n’est nullement impliquée. En définitive, le contour sémantique du concept de polù (« beauté ») se précise selon qu’il désigne un être inanimé ou animé. Lorsqu’il s’agit d’êtres doués d’âme au sens aristotélicien du terme, polù peut signifier aussi bien la beauté que la croissance. Par contre, quand il détermine des objets inertes, il prend un sens unique qui est celui de la beauté.

Le deuxième désigne le bien et le propre, deux idées, pour eux, difficilement dissociables. La propreté, lorsqu’elle est considérée relativement à l’esprit, est une qualité morale et comme telle, elle est un attribut du bien. En revanche, quand elle détermine une matière, elle relève du beau. C’est ainsi que, l’expression : Yó vla (« un ” beau ” canari ») peut désigner soit la propreté du canari, soit son utilité, en ce sens qu’il sert convenablement à ce pour quoi il a été fait. Par exemple, s’il s’agit d’un canari à dolo (bière de mil préparée à base du sorgho ou du maïs), l’expression ici voudrait dire que le canari a la capacité de conserver la boisson pendant une certaine durée (trois jours au maximum) ; qualité que tous les canaris de ce genre n’ont pas toujours. A contrario, quand vlà désigne une personne, il détermine uniquement la bonne moralité de l’individu. Par conséquent, la distinction entre polù et vïélù est tout à fait nette. Cette distinction est d’autant plus marquée qu’il n’est pas possible d’employer vîélv pour déterminer la beauté corporelle d’une personne. Par ailleurs, cette distinction est perceptible à travers la possibilité qu’il y a d’affirmer et de nier à la fois dans une même phrase, en utilisant les deux termes, la « beauté » d’un individu. Ainsi, dire : à deb rjá pblà kè bè viélé (« cet homme est beau et pas beau ») est une manière d’affirmer la beauté physique de l’individu et de nier par la même occasion sa « beauté » morale parce qu’il a un mauvais caractère. A la place de la répétition du mot « beau », on pourrait mettre « bien » car la négation de la beauté signifie ici une négation de la moralité de l’individu. En substance, cette phrase dit que si l’homme dont il est question nous offre l’occasion d’admirer une « belle corporéité », il est néanmoins susceptible de faire tout le mal possible. Du coup un tel homme, malgré sa belle apparence, est déconsidéré par la société dagara car, pour elle, la moralité est plus importante que la beauté du corps. Alors, beauté et moralité apparaissent comme deux notions qui participent l’une de l’autre car, chez les Dagara, un bel homme l’est véritablement lorsque cette beauté s’accompagne d’une bonne moralité.

De même, chez les Lobi, voisins des Dagara, le terme boowé qui est utilisé pour désigner la beauté, comporte aussi, dans son champ sémantique, la moralité et l’utilité4.

Par ailleurs, et parallèlement à l’affirmation du sculpteur du Haut-Ogooué dont parle M. Leiris (1966 : 337), à la question : « Recherches-tu une beauté dans l’objet au moment de sa sculpture ? », la réponse du sculpteur dagara est la suivante : bômbfv nà máá le kè be bóóbr kb viélé ! (« Peut-on faire une chose sans la vouloir belle ! »)[5]. Mais, ces arguments suffisent-ils pour parler d’une esthétique africaine ?

L’existence, dans une société, d’une notion du beau, ainsi que la sensibilité de cette société à la beauté, ne me paraissent pas être des conditions suffisantes à l’existence d’une esthétique. Le problème de l’esthétique africaine ne se pose pas en termes de capacité ou d’incapacité pour les Africains de faire des choses « belles » ou d’avoir ou pas une sensibilité à la « beauté ». La véritable difficulté est celle de savoir à quelles conditions les objets produits par les Africains, qui appartiennent à un contexte culturel autre que l’Occident où est née l’Esthétique, peuvent faire l’objet d’un discours qui respecte les règles de cette science. Quelles sont les limites de cette esthétique classique occidentale à l’égard de l’art africain et pourquoi toutes les catégories de celle-ci ne sont pas applicables à celui-ci ? Tels sont les termes convenables, me semble-t-il, en lesquels devrait se poser la question d’une esthétique africaine. L.-S. Senghor a sans doute raison de dire « qu’en Afrique noire, l’art pour l’art n’existe pas [et que] tout art est social… », mais il a tort de penser que l’essence de l’art négro-africain réside dans la faculté du Nègre à se représenter la beauté ; ce qui serait le fondement de l’idée d’une « esthétique négro-africaine » (1956 : 50). S’il est vrai que l’art africain s’est imposé en Occident comme art, conformément au sens que les Occidentaux donnent à cette notion, sans pour autant que sa spécificité ne soit oubliée, il devrait pouvoir s’intégrer au discours esthétique en dépit de sa différence. Mais si cette intégration paraît difficile, c’est le signe qu’il y a un problème. Il convient alors de l’identifier et de le résoudre plutôt que de vouloir établir une esthétique africaine en présentant la sensibilité des peuples africains à la beauté, ainsi que l’existence de la notion du beau dans ces sociétés comme étant l’expression d’une esthétique qui leur serait spécifique. Il y a une esthétique dans laquelle l’œuvre d’art africain doit pouvoir trouver sa place ; et le sentiment qu’une société a du beau ne peut être considéré comme étant l’expression d’une esthétique.

Si l’on doit admettre une esthétique africaine parce que les Africains dans leur langage disposent de concepts pour déterminer le beau, le bon, etc., on devrait admettre de la même manière une esthétique, non seulement platonicienne mais encore grecque en général, car Platon, fondateur de la philosophie, génératrice de l’esthétique, avait aussi un terme pour désigner le beau (kalos) ; il en avait par ailleurs pour l’art (technè) et pourtant il n’y a pas une esthétique platonicienne, et ceux qui parlent « d’un sujet esthétique défini par une tradition philosophique platonicienne » (Coquet 1990 : 60) devraient savoir qu’avant Baumgarten, l’Esthétique n’existait pas. Que l’on se souvienne du texte de La République, précisément du Livre II d’abord et ensuite du Livre X, dans lesquels Platon prononce une condamnation sans appel contre les poètes qu’il qualifie de « faiseurs de fables » et contre les peintres qui ne font que représenter l’apparence des choses au lieu de leur réalité. Ce sont, dit-il, des « imitateurs ». Les imitateurs et les faiseurs de fables sont des individus qui seront exclus de la cité platonicienne.

Parler d’un sujet esthétique platonicien me semble anachronique. Si Platon a une responsabilité dans l’apparition de l’esthétique telle qu’elle se présente à partir du XVIIIe siècle, c’est pour avoir offert les conditions d’existence de cette « science » en fondant la philosophie, domaine dans lequel est née et se développe l’esthétique. Ce qu’a fait Platon, ce qui le rend responsable de l’esthétique, ce n’est pas d’avoir construit une esthétique ni même défini un sujet esthétique, c’est d’avoir établi ceci que l’étant est et se manifeste (Lacoue-Labarthe 1988 : 102-104). Et que cet étant est une matière qui a pris forme ; c’est le bois ou le marbre devenu statue ; la toile devenue tableau. Par sa forme extérieure, son contour, sa limite, l’étant manifeste sa présence parmi les existants. En déterminant l’étant comme ce qui « paraît selon son éidos » écrit Heidegger, c’est-à-dire ce qui acquiert la forme qui lui convient faisant ainsi de lui un étant particulier parmi tous les étants, Platon a posé les fondements métaphysiques de l’esthétique. En cela, il est responsable de la philosophie en général et par ricochet (mais non directement) de l’esthétique.

L’idée d’une esthétique africaine est une entreprise fort complexe. Aussi dans ce domaine, une analyse exige un minimum de précautions. Rechercher la signification d’une œuvre d’art dans une société est une chose qui relève de l’iconologie ; et ce serait commettre une erreur que de penser que cela est de l’ordre de l’esthétique parce qu’une certaine conception esthétique, celle de Hegel par exemple, est consacrée, en partie, à l’analyse du contenu des œuvres. L’objectif essentiel de Hegel est moins de déterminer la signification de l’œuvre d’art que de définir l’essence originelle de l’art. Établir le rapport entre une œuvre et le libre jeu des facultés de l’esprit d’un sujet en est une autre ; cela relève, à proprement parler, de l’esthétique. Affirmer la beauté d’un objet dans une société donnée est concevable ; mais ce constat ne constitue en aucune manière une esthétique propre à cette société car l’esthétique ne se résume pas à la possibilité d’affirmer la beauté des choses.

Si, aujourd’hui, le débat sur l’esthétique africaine est aussi vif, c’est probablement parce qu’au discours déjà ancien, fondé sur la volonté de déterminer une spécificité africaine de l’esthétique, comme s’il existait déjà une telle esthétique qui serait différente de celle connue en Occident, s’oppose un autre discours qui considère l’esthétique comme une discipline — et même une « science » — dans laquelle la nature du discours sur l’œuvre d’art africain reste à déterminer. Le discours qui consiste à établir l’existence linguistique de certaines notions comme le beau, la beauté, le laid, le bon, etc., et qui est essentiellement celui de Senghor, Memel-Fotê, Leiris, relève d’une idéologie politique : la négritude, dont l’une des aspirations est l’auto-affirmation du Nègre. Ce discours, qui est soutenu par certains africanistes, a trouvé sa caution scientifique non seulement auprès des pères fondateurs de la négritude, qui sont essentiellement des intellectuels africains et Noirs américains, mais encore au sein de l’ethnologie. Si une telle approche de l’esthétique africaine était hier justifiée, elle me paraît, aujourd’hui, dépassée. Il ne s’agit plus d’affirmer que le Noir africain a la capacité de se représenter le beau ni même qu’il est sensible à cette notion (à l’instar de l’Européen). Ce qui est en question, c’est un problème d’ordre épistémologique : comment intégrer l’art africain dans le discours esthétique tout en respectant d’une part les principes et les règles de cette « science » et d’autre part la nature de cet art qui n’appartient pas au même contexte historico- culturel que l’esthétique ? La résolution de cette question passe, sans doute, par une définition (redéfinition plutôt !) de l’art. Mais cet autre problème, étant donné son importance, ne peut être envisagé dans les limites restreintes de cet article.

Somé Roger.
Autour de l’esthétique africaine. In: Journal des africanistes, 1992, tome 62, fascicule 1. pp. 113-126;

Paris, CNRS

Notes

1. Faut-il parler d’art africain ou des arts africains ou encore des arts d’Afrique noire ? Il est vrai que l’Afrique est peuplée de multiples sociétés qui ont chacune une culture spécifique. Par conséquent, il me paraît plus adéquat de parler des arts de l’Afrique, expression qui marque la diversité. Néanmoins, il me semble qu’il existe des éléments qui fondent l’unité de cette diversité : il y a, de nos jours, le caractère marchand de l’œuvre d’art africain dont parle Georges Dupré (1990 : 101) et le rapport de cet art à la religion. Cette dernière caractéristique l’oppose en un certain sens à l’art en Occident qui se définit comme étant ce qui a perdu l’aspect religieux, un art libéré de la contrainte religieuse et qui, ainsi, s’offre à la contemplation. De ce point de vue, l’usage de l’expression art africain me paraît aussi fondé. Ceci étant, les vrais problèmes qui se posent à l’étude de l’art africain portent moins sur la question de terminologie topographique que sur les méthodes d’analyse.

2. Il s’agit en fait de Roger Pouivet, Lucien Stéphan et moi-même, qui avions prononcé chacun une communication qui met en question l’existence ou la possibilité d’une esthétique de l’art africain (voir les Actes du colloque 1990).

3. Beaucoup d’autres questions relatives à ce continent devraient, me semble-t-il, être étudiées conformément à ce qu’est l’Afrique de nos jours et non pas comme si elle était restée sans influence extérieure, notamment occidentale.

4. J’ai développé cette question dans une étude récente : « La statuaire lobi et dagara du Burkina Faso. Question d’esthétique », communication prononcée lors du colloque, « La recherche en sciences humaines et l’image : le pays lobi », Ouagadougou, 10-15 décembre 1990.

5. Da toborn, Bapla, août 1988.

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