La philosophie africaine et son historiographie

La philosophie africaine et son historiographie

16 octobre 2022 0 Par Cité Dogon

L’importance déterminante de l’histoire dans l’engagement philosophique a reçu un premier imprimatur d’Aristote lui-même. Avant d’entamer la critique de son maître Platon, il a d’abord entrepris, dans le premier livre de sa Métaphysique, une enquête approfondie sur tous les efforts accomplis par ceux qui l’ont précédé pour trouver les causes premières de la réalité ; il s’y dit convaincu que « l’étude de leur pensée […] sera bénéfique pour notre propre recherche, car, ou bien nous trouverons une autre cause, ou bien nous serons plus convaincus de la justesse de ce que nous avançons » (983b 1-5).

Le Stagirite passe en revue les opinions de ses prédécesseurs, mettant le doigt sur leurs lacunes et leurs points forts, donnant ainsi le ton pour réinventer les tâches. Dans son De Civitate Dei, Augustin d’Hippone a effectué un survol historique des philosophes italiens et ioniens en passant par Socrate, Aristippe et Antisthène avant de choisir Platon comme guide pour son enquête sur les fins dernières de l’homme et les moyens d’y arriver (bk viii, ch. 1-7). En procédant de cette manière, Augustin s’inscrivait lui-même, en même temps que la tâche qu’il s’était assignée, à l’intérieur d’une tradition de pensée plus vaste. Penser historiquement en philosophie consiste donc à se placer dans une position qui implique à la fois une compréhension globale et une compréhension de soi. H. G. Gadamer explique dans Vérité et Méthode que la compréhension exige que l’on se cherche une place, que l’on se taille une niche dans le cadre de la tradition (cf. Krueger 1984 : 88). Une telle démarche contredit l’idée d’un observateur non engagé, entièrement neutre, car nous devenons tous des participants actifs. Prétendre qu’il en est autrement signifierait tomber une fois de plus tête baissée dans les pièges ou les risques professionnels de la philosophie – le besoin permanent d’« une connaissance des choses qui soit entièrement contemporaine ».

Critique sévèrement ces idées ne signifie pas adhérer de manière automatique à la position diamétralement opposée défendue par G. W. Hegel, à savoir que la philosophie et l’histoire sont interchangeables. Il ne fait aucun doute qu’une telle position serait loin d’avoir sa place dans les pages de la philosophie africaine dont la tradition, selon Kwasi Wiredu (1991 : 157), est encore en voie de maturation, ne peut donc, faute d’exister, être consignée par écrit et présenterait de toutes manières de si grandes divergences de vues et de pratique que l’on serait réellement en droit de se demander si les différents auteurs parlent d’une philosophie issue d’une même tradition.

La manière selon laquelle Charles Taylor défend l’historicité de la philosophie nous semble plus appropriée pour la philosophie africaine. Pour Taylor, la nécessité de l’histoire de la philosophie s’impose devant l’oubli des modèles ou principes organisateurs des sociétés. Selon lui, les penseurs sont très souvent confrontés à des principes d’organisation sociale qui, avec le temps et l’habitude, en arrivent à être considérés comme paradigmatiques, comme ne nécessitant plus aucune remise en question. Petit à petit ces principes se sont infiltrés dans les usages, les institutions et les traditions, donnant lieu à des interprétations et pratiques dominantes que les membres d’une société acceptent sans plus se poser de questions, comme ce qui est et doit être [1]

Un bon exemple d’un tel principe ou modèle aujourd’hui est…. Cette transformation à laquelle Taylor fait allusion s’apparente à l’idée de non-philosophie dans l’œuvre de Theophilus Okere. Pour Okere (1983 : 83), la véritable philosophie est toujours une interprétation herméneutique opérée par l’individu des symboles de sa culture. Mais les résultats d’une telle interprétation deviennent souvent propriété commune de la société, c’est-à-dire de la non-philosophie qui, en constituant la base d’une autre réflexion individuelle, sert de point de départ à une nouvelle philosophie. Il existe donc une dialectique inévitable entre la philosophie et la non-philosophie.

Selon Taylor (1984 : 21), sortir la philosophie d’une situation dans laquelle le modèle original ou les principes organisateurs ont été oubliés exige une démarche inverse de celle qui a mené à l’oubli de la philosophie d’origine :

Au lieu de nous contenter de vivre selon ceux-ci et de prendre leur construction implicite comme allant de soi, nous devons comprendre comment ils se sont imposés, comment ils en sont arrivés à intégrer une certaine vision des choses. En d’autres termes, pour réparer l’oubli, nous devons arriver à comprendre comment les choses en sont arrivées là, prendre conscience de la manière dont une image a glissé du statut de découverte à celui d’évidence non formulée, à un état de fait trop naturel pour être même mentionné. Mais cela suppose une prise en compte de sa genèse pour retrouver les formules par lesquelles l’intégration a eu lieu dans la pratique. Se débarrasser de la présomption d’originalité exige que l’on redécouvre les origines. C’est pourquoi la philosophie est inévitablement historique.

Alasdair MacIntyre ne souscrit pas à cette conception fonctionnelle de l’historicité de la philosophie. Très proche d’historiens de la philosophie tels que Hegel et Collingwood, il estime que l’histoire est la branche suprême de la philosophie pour la simple raison que c’est par elle que doit être jugé son accomplissement.

S’il y a la moindre part de vérité dans ce qui vient d’être dit, cela signifie que la philosophie africaine a grand besoin de raconter son histoire. Mais cela ne va pas sans quelques problèmes liés à son historiographie (Oguejiofor 2003) : la question de la continuité de la tradition ; la question du terme de référence Afrique ; la question de savoir ce qu’il conviendra d’inclure ou de ne pas inclure dans cette histoire. De tels problèmes n’existent évidemment pas dans d’autres traditions. MacIntyre (1984 : 33), par exemple, démystifie la prétendue continuité qu’on a tendance à considérer comme intrinsèque à l’histoire de la philosophie occidentale :

Pour une large part, l’idée de continuité qu’on retrouve dans un si grand nombre d’histoires de la philosophie est illusoire et dépend de l’usage adroit, bien que sans aucun doute inconscient, d’une série de stratégies dont le but est de masquer les différences, de relier les discontinuités et d’occulter l’inintelligible.

Pour MacIntyre, la question cruciale est en fait de savoir si l’on a écrit le type correct d’histoire qui, par déduction, permet à la fois de démasquer la prétendue continuité et de juger, dans un style sans appel, les résultats de la philosophie. Pour l’Afrique, la tâche consistant à tracer les grandes lignes d’une histoire complète de sa philosophie comporte beaucoup d’autres problèmes d’une importance capitale. Il semblerait que ceux-ci se soient ligués pour vouer à l’échec tout effort visant à produire une telle histoire. Ainsi, alors que la philosophie africaine en est encore à souhaiter sa mise sur un pied d’égalité avec d’autres traditions philosophiques et revendique la même attention et le même respect que l’on accorde à beaucoup d’entre elles, il faut bien constater que ces revendications n’ont plus de raison d’être dans d’autres philosophies régionales [2]

Les traditions philosophiques chinoise, indienne, américaine et…. Pas plus tard qu’en 1972, A. J. Smet regrettait de n’avoir trouvé aucun ouvrage sur l’histoire de la philosophie africaine pour la bibliographie qu’il s’efforçait de rassembler sur ce sujet. Rappelons cependant que même alors il existait déjà une exception : le Muntu de Jahnheinz Jahn publié en 1958. Muntu est essentiellement une étude composée de cinq essais : ceux de Tempels, Griaule, Dieterlen, Deren et Kagame. Comme l’a fait remarquer Smet (1980 : 12), seuls deux de ces textes, à savoir ceux de Tempels et de Kagame, peuvent réellement prétendre se hisser à un niveau philosophique. Jahn concluait qu’il existe bel et bien une philosophie africaine qui ne contredit pas la conception du monde proposée par la science contemporaine. Il a depuis lors été reconnu comme « le premier historien de la philosophie africaine » (Masolo 1994 : 37).

Dès le début des années soixante-dix, Claude Sumner a commencé la publication de sa série aujourd’hui bien connue, Ethiopian Philosophy, comprenant les ouvrages suivants : Le livre des philosophes (1974), Le traité de Zera Yaqob et Le traité de Walda Heywat (1976 et 1978), Le physiologue (1981), La vie et les maximes de Skendes (1981). Sumner a dirigé et annoté la publication de ces ouvrages qui recouvrent plusieurs siècles (du xve au xviiie) de la philosophie éthiopienne écrite. Historiquement, la redécouverte de ces textes constitue une véritable remise en question des affirmations de certains milieux académiques selon lesquels la philosophie africaine aurait débuté avec Placide Tempels. Et encore, preuve flagrante de la situation dans certains départements africains de philosophie, feu C. B. Okolo (1993 : 27) de l’université du Nigéria, après avoir fait la distinction entre philosophie professionnelle et non professionnelle, a fixé le début de la philosophie africaine à la période lettrée de l’Afrique, « à une époque récente, plus précisément après la seconde guerre mondiale » et ce, près de vingt ans après que Sumner eut publié ses ouvrages.

Le livre Épiphanies de la philosophie africaine et afro-améri-caine de Jean Kinyongo (1989) est, comme le précise son sous-titre, une « esquisse historique du débat sur leur existence et leur essence. » Kinyongo est peut-être le premier historien africain à avoir reconnu le lien synthétique entre les philosophies africaine et afro-américaine, qu’il rassemble sous la même enseigne dans son ouvrage. Nous reviendrons plus loin sur la manière dont cette pratique a été utilisée dans les anthologies. Kinyongo établit dans sa périodisation la philosophie de l’ancienne Égypte et de Nubie ainsi que la philosophie copto-islamique, à laquelle appartient la philosophie éthiopienne. Il y ajoute aussi la philosophie d’Africains capturés et déportés en Europe avec comme seul représentant Anton William Amo. Bien que son livre porte principalement sur la philosophie africaine contemporaine, Kinyongo déplore le manque de systématicité de la philosophie africaine d’avant l’époque contemporaine, une lacune qu’il retrouve également dans la philosophie africaine contemporaine et qu’il s’efforce de combler dans son livre. Cependant sa sélection de penseurs africains contemporains n’est pas suffisamment représentative. À l’exception de Kwame Nkrumah, l’auteur a surtout sélectionné des penseurs francophones. Parmi les grands absents, on peut citer Henry Odera Oruka, Julius Nyerere et Peter Bodunrin.

Dans son Einführung in die afrikanische Philosophie (1989) Christian Neugebauer a tenté de corriger le déséquilibre présent dans l’ouvrage de Kinyongo. Mais il est lui-même tombé dans le même travers en attachant cette fois trop d’importance aux philosophes anglophones. C’est la raison pour laquelle B. F. Oguah, Kwame Gyekye et Kwasi Wiredu occupent une si grande place dans cet ouvrage, qui n’est d’ailleurs que marginalement historique. Neugebauer prend la philosophie akan comme échantillon représentatif de l’ethnophilosophie. Il consacre ensuite quelques pages à la philosophie éthiopienne avant de passer à la section dévolue au socialisme africain de Nkrumah, Nyerere et Senghor. Kwasi Wiredu est le seul penseur contemporain à qui il réserve un chapitre entier.

Parce que l’historiographie de la philosophie africaine n’a pas encore établi de canon pour les figures, époques et mouvements philosophiques du passé, il semble y avoir un désaccord gênant lorsqu’il s’agit de fixer le début de l’histoire de la philosophie africaine. Deux écoles s’affrontent : l’une fait remonter son début à l’Égypte antique, alors que l’autre refuse de considérer la pensée des anciens Égyptiens comme en faisant partie. La première se subdivise encore entre ceux qui se regroupent derrière G. James pour nier l’originalité tant vantée de la philosophie grecque : parmi ceux-ci, L. Keita, Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga et Innocent Onyewuenyi. La plupart du temps, ces auteurs n’approfondissent pas suffisamment la philosophie égyptienne pour pouvoir en donner une histoire critique et mûrement réfléchie. Leurs efforts semblent plutôt porter sur la polémique que sur l’érudition, laissant le lecteur sur sa faim quant à la véritable place à accorder à la philosophie de l’Égypte ancienne.

Un auteur moins superficiel est Mubabinge Bilolo. Ce dernier a publié en 1986 trois volumes sur la philosophie égyptienne dans lesquels il analyse en détail les mouvements, écoles et époques philosophiques, ainsi que leurs influences. L’ouvrage de J. Allen Genesis in Egypt (1988) et son essai sur la philosophie d’Akhénaton (Allen 1989) aident également à pallier l’absence d’un réel contenu philosophique de la philosophie égyptienne. Mais les écrits d’Allen soutiennent aussi, indirectement et de manière moins polémique, le point de vue selon lequel la philosophie égyptienne a contribué à former la pensée philosophique grecque, particulièrement la notion de logos. Le dieu égyptien Ptah est conçu comme le principe intellectuel qui insuffle l’esprit à la matière. C’est grâce à lui que la volonté du vivant en arrive à transformer son environnement ; grâce à lui également que la volonté créatrice a « agi sur la matière première originelle de la Monade pour produire le monde » (Allen 1988 : 46). Le petit volume de Molefi Kete Asante, The Egyptian Philosophers: Ancient African Voices from Imhotep to Akhenaten (2000) combine la double tâche d’esquisser les grandes lignes d’une histoire de la philosophie égyptienne et d’en éclairer autant que possible le contenu. Mais le livre d’Asante est ostensiblement afrocentriste et contient une bonne dose de polémique, qui est presque devenue une marque de fabrique de ce mouvement.

On remarquera que la plupart des auteurs susmentionnés se concentrent uniquement sur certaines époques ou périodes de la philosophie africaine. Pratiquement aucun d’entre eux ne choisit comme champ d’investigation l’ensemble de la philosophie africaine depuis l’ancienne Égypte jusqu’à l’époque contemporaine. Les travaux de Maduakolam Osuagwu sur le sujet ont au moins le mérite d’essayer de remédier à cette lacune. Il est vraisemblablement l’auteur le plus prolifique dans ce domaine avec des ouvrages tels que African Historical Reconstruction: A Methodological Option for African Studies (1999), A Contemporary History of African Philosophy (1999) et Early Medieval History of African Philosophy (2001).

On peut se demander à propos du deuxième volume si l’intention d’Osuagwu était d’écrire une histoire contemporaine de la philosophie africaine ou une histoire de la philosophie africaine contemporaine. À en juger par son contenu, on conviendra qu’il s’agit plutôt de la seconde option. Avec ces publications, il essaie de couvrir toutes les périodes dont il a tracé les grandes lignes. Le premier de ses livres n’est pas très utile en ce qui concerne le contenu philosophique de la pensée égyptienne, une tâche pour laquelle l’auteur aurait pu recourir aux ouvrages de M. Bilolo et J. Allen. Osuagwu consacre de nombreuses pages à commenter les points de vue d’autres auteurs comme Olela, Keita, Obenga et Onyewuenyi sur le statut de la philosophie égyptienne et plus particulièrement sur la question de savoir si la philosophie de l’Égypte fait partie ou non de la philosophie africaine et si la philosophie grecque a été influencée par l’ancienne Égypte. Contemporary History of African Philosophy est plus solide dans son argumentation. Bien qu’Osuagwu s’y étende un peu trop sur des questions de méthode, il analyse en profondeur les diverses opinions sur la philosophie africaine. Comme Kinyongo, il inclut une large section sur la philosophie afro-américaine. Mais contrairement à lui et conformément à son intention clairement exprimée, il traite avec la même aisance des penseurs africains francophones et anglophones sans faire de distinction dans leur production philosophique : « notre sélection est panafricaine plutôt que nationaliste, sans pour autant négliger les identités nationales des auteurs et des doctrines selon le cas » (Osuagwu 1999 : 23-24).

En publiant ses recherches dans des volumes séparés, Osuagwu évite la question du lien entre les différentes époques/périodes de la philosophie africaine, une question déjà soulevée par Bello (1998 : 8) peu de temps avant la parution de ces ouvrages. Osuagwu imite la périodisation devenue courante dans l’histoire de la philosophie occidentale. Ce qui dérange dans son projet, c’est que la démarcation des périodes de l’histoire n’est pas uniquement une question de commodité. Il ne suffit pas de suivre les lignes tracées par une autre tradition d’historiographie philosophique, une pratique qui semble néanmoins s’être installée chez bon nombre d’historiens de la philosophie africaine. Ainsi, dans African Philosophy Down the Ages, Francis Ogunmodede utilise à peu près les mêmes divisions périodiques qu’Osuagwu : Égypte ancienne, gréco-romaine, médiévale, moderne et contemporaine. La question ici n’est pas de savoir si nous pouvons ou devrions éviter les influences occidentales sur l’histoire de la philosophie africaine, mais plutôt d’être conscients que, dans la mesure où le projet philosophique aborde indirectement le problème de l’identité africaine, une imitation inutile de l’Occident crée une ambivalence car la partition historique renvoie à des expériences et à des événements réellement vécus. La question cruciale est de savoir si nous sommes également les héritiers de l’expérience qui a donné naissance à ces mêmes périodes dans la tradition occidentale. Nous ne pouvons pas, par exemple, parler de Renaissance ou de Réforme en ce qui concerne l’histoire africaine si nous n’avons partagé ni la renaissance ni la réforme auxquelles font allusion les périodes ainsi dénommées. Une histoire authentique de la philosophie africaine devra donc impérativement aligner sa périodisation sur l’histoire générale de l’Afrique au lieu de passer par les chemins empruntés par l’histoire de la philosophie occidentale.

Le livre d’Ogunmodede rassemble les communications d’un congrès où les thèmes, choisis librement par les intervenants, ont ensuite été regroupés selon l’une ou l’autre époque de la philosophie occidentale. Ainsi, la période gréco-romaine comprend des essais sur Tertullien, Origène et Augustin. On y note l’absence de Clément d’Alexandrie, un penseur éminent de l’époque, tandis que l’essai d’Onyewuenyi sur l’origine égyptienne de la philosophie grecque est tout ce qui se rapporte aux Grecs dans une période prétendument gréco-romaine.

En 1999, Pieter Boele van Hensbroeck est sorti des sentiers battus en publiant l’histoire d’une branche particulière de la philosophie africaine. Son ouvrage, Political Discourses in African Thought: 1860 to the Present, va au-delà de ce qui est généralement désigné comme philosophie politique africaine, c’est-à-dire le courant idéologique nationaliste de Nkrumah, Nyerere, Senghor, Azikiwe, Awolowo, etc. [3]

Cette désignation des courants de la philosophie africaine… L’auteur y passe en revue tout le panorama de la pensée politique africaine et en dégage trois modèles sur lesquels il construit son analyse : le modèle de la modernisation, le modèle de l’identité et le modèle de la libération. Pour chacun de ces cas, Boele van Hensbroeck fait coïncider les débuts du discours politique avec ceux du colonialisme. Le livre est un travail de grande envergure qui rassemble la plupart des différentes nuances d’opinion. L’auteur met en lumière des bases ou fondations communes qui font de ces opinions des aspects d’une même tradition philosophique. On notera la structure bipolaire de celles-ci (« nous » et « eux ») tout comme la présence d’un « mythe » dans chacun des modèles (les « mythes » de la modernité, de l’authenticité et de la libération). S’insurgeant contre la bipolarité, l’auteur affirme qu’il est impératif de dépasser celle-ci pour décoloniser la pensée africaine. Il estime aussi que, parce qu’elle simplifie notre pensée, la bipolarité empêche d’évaluer correctement l’énormité des problèmes sur le terrain. Pour ce qui est de la démocratie, par exemple, la bipolarité donne l’impression qu’il suffirait de résoudre un seul problème pour la rendre fonctionnelle en Afrique. Ce type de simplification est une véritable entrave à toute progression.

Pour poser les bonnes questions concernant la démocratie dans différents contextes africains et pour tenter d’y trouver des solutions créatives, il faut dépasser la logique bipolaire inhérente aux modèles de pensée qui ont dominé la pensée politique africaine au cours des cent cinquante dernières années (Boele van Hensbroeck 1999 : 215).

Il existe d’autres ouvrages qui tentent de donner une présentation synthétique plutôt que chronologique de la philosophie africaine. On peut cependant dire qu’ils sont également historiques dans la mesure où ils remontent aux origines de la philosophie africaine contemporaine avant de tracer le développement du discours philosophique proprement dit. Le travail érudit du Congolais V. Y. Mudimbe (1988) appartient à cette catégorie. The Invention of Africa fait carrément remonter l’origine de l’épistémè africaine actuelle à l’interaction entre des conceptions occidentales, rassemblées dans des bibliothèques occidentales, et les réactions africaines à ces créations de l’Autre. C’est là un démenti au manque fondamental d’originalité qu’on prête au discours de ce qu’il est convenu d’appeler philosophie africaine contemporaine. Selon les mots de Dismas Masolo (1994 : 2) :

Mudimbe détruit les bases du discours actuel comme faisant partie des hypothèses épistémologiques occidentales sur le modèle de la rationalité. L’ironie est qu’il n’offre aucune alternative aux Africains. Comme la plupart des grands philosophes structuralistes qui l’ont influencé, Mudimbe présente une historiographie structurelle brillante de la culture africaine jusqu’à nos jours. Sa confiance en Michel Foucault le place dans la même position insoutenable que d’autres penseurs poststructuralistes qui tentent de déconstruire leur propre épistémè.

Il serait sans doute de bonne guerre de supposer qu’un des buts du livre African Philosophy in Search of Identity de Masolo est de combler le vide laissé par l’œuvre de Mudimbe. Barry Hallen (2001) le décrit comme « la première histoire vraiment complète et détaillée de la philosophie africaine. » Masolo y fait remonter les racines de la Négritude à la Renaissance de Harlem qui est elle-même une réaction à des siècles d’humiliation des Noirs par les Européens. En réponse à la négation haineuse de leur valeur, les Africains ont affirmé celle-ci haut et fort dans la Négritude, La philosophie bantoue de Placide Tempels et La philosophie bantu-rwandaise de l’être de Kagame, la philosophie des sages africains et le relevé de tous ces mouvements et ouvrages dans l’œuvre de Valentin Mudimbe. Masolo (1994 : 251) conclut en insistant de manière convaincante sur l’importance de l’histoire :

Le débat contradictoire et le souhait de voir nos concepts compris correctement sont deux axes d’enquête qui ont aidé à établir la philosophie comme une activité intellectuelle à part entière, et il n’y a pas de raison d’en exclure la philosophie africaine. Toutefois, une telle recherche ne sera possible que si nous sommes ouverts aux processus historiques qui affectent et conditionnent nos besoins, nos expériences et nos choix historiques en général. Ce pas vers une nouvelle culture est inévitable et un grand nombre d’intellectuels africains, particulièrement dans le domaine de la philosophie, doivent se débarrasser du complexe qui empêche beaucoup d’aspects de leur pensée de progresser.

On s’est parfois demandé pourquoi l’ouvrage de Masolo, acclamé comme la première histoire intégrale de la philosophie africaine, devait commencer avec le mouvement de la Négritude et celui de la Renaissance de Harlem qui l’a inspiré. Il a le mérite d’avoir aidé à comprendre que le discours est la conséquence directe de la situation africaine, même si son auteur ne montre pas assez clairement comment cette situation, en particulier le trauma psychologique, sous-tend la plus grande partie de la réflexion des philosophes africains contemporains [4]

Nous avons abordé cette question dans notre petit livre…. De plus, en faisant remonter les origines de la philosophie africaine contemporaine à la Renaissance de Harlem, le livre de Masolo renforce l’unité entre les philosophies africaine et afro-américaine.

Parmi les ouvrages qui cherchent à offrir une synthèse historico-thématique, la Short History of African Philosophy (2001) de Hallen me semble mériter une attention particulière. Hallen déclare d’emblée que la plupart de ses thèmes ont été débattus par Masolo. Mais son livre est plus complet et plus historique. Contrairement à Masolo, il s’abstient d’exprimer des opinions personnelles et ajoute un chapitre entier sur la philosophie politique africaine. Cependant, contrairement à ce qu’il annonce, l’ouvrage est en fait une histoire de la philosophie africaine contemporaine. Il passe vraiment trop rapidement sur la revendication de ceux qui veulent intégrer l’ancienne Égypte au corpus de la philosophie africaine, prétendant que cette revendication est mise à mal par certains courants philosophiques africains :

Un second point se rattache à l’importance que les chercheurs africains eux-mêmes accordent à la réintégration de la civilisation égyptienne dans l’ensemble du patrimoine culturel de l’Afrique. Les chercheurs africains qui se spécialisent dans l’Afrique subsaharienne, communément appelée Afrique noire, se sentiraient profondément offensés par tout ce qui pourrait laisser croire que cette réclamation intellectuelle de l’Égypte vise à renforcer et à rehausser le niveau de sophistication culturelle de leur propre culture indigène en les associant avec la « puissante » et « glorieuse » Égypte. En fait, ces autres cultures jouissent de leur propre intégrité et ne ressentent nullement le besoin d’un lien avec l’Égypte pour élever le statut de leur civilisation. (Hallen 2001 : 12)

Le sentiment auquel Hallen fait allusion ici n’est pas monnaie courante et s’est rapidement vu taxé d’excentricité. Certains seraient heureux de proclamer que l’Égypte ne fait pas partie de l’Afrique, mais ils sont devenus rarissimes parmi les chercheurs africains [5]

Par exemple, Okafor (1993) argue que l’Égypte ne fait pas…. Malgré cela, il n’est pas surprenant que Hallen prête si peu d’attention aux débuts de l’histoire de la philosophie africaine. Il faut dire à son crédit qu’il précise clairement son but, qui est de présenter une histoire de la philosophie académique dans l’Afrique anglophone. Cette démarcation méthodologique soulève la question de savoir si la philosophie africaine contemporaine peut ou doit réellement être répartie selon les divisions imposées par les langues coloniales. Si l’on pense à l’importance générale des œuvres de Tempels qui publiait en néerlandais et à celle de philosophes africains comme P. J. Hountondji, H. Odera Oruka, K. Nkrumah, L. S. Senghor et J. Nyerere, dont le rayonnement traverse toutes les lignes de partage entre les langues coloniales de l’Afrique, on peut difficilement soutenir une division de la philosophie africaine contemporaine en fonction des langues coloniales. En gros, cependant, l’ouvrage de Hallen comme travail de synthèse est une avancée par rapport à celui de Masolo et ce, malgré le fait que sa prétention clairement affirmée à être une histoire complète aurait dû accorder aux philosophies égyptienne et éthiopienne un traitement moins superficiel et aurait également dû empêcher cette balkanisation de la philosophie africaine sur base linguistique.

Je terminerai ce survol en mettant en évidence la manière dont les anthologies façonnent sournoisement les positions et influencent les points de vue considérés comme acquis dans la philosophie africaine. C’est probablement à cause de l’absence du type de systématisation que l’on retrouve dans certaines autres philosophies régionales qu’une grande partie des écrits philosophiques africains sont publiés sous forme d’anthologies. Celles-ci rassemblent des essais écrits indépendamment et, la plupart du temps, déjà parus. Les principes de sélection qui sous-tendent ces essais font souvent passer des messages importants, quoique tacites, pour l’histoire de la philosophie africaine.

Explorations in African Political Thought (2001) de Teodros Kiros contient dix essais, dont certains consistent en analyses de philosophes individuels, tandis que d’autres se concentrent sur des thèmes plus généraux. Que ce livre contienne un chapitre sur Zera Yaqob, écrit par Kiros lui-même, et un autre, par George Katsiaficas, sur Ibn Khaldoun est révélateur. C’est la première fois, du moins à notre connaissance, qu’on a inclus le célèbre philosophe tunisien dans un volume sur la philosophie africaine. Le statut de la philosophie islamique africaine a toujours posé problème aux philosophes d’Afrique. Théophile Obenga prévoit une section sur les philosophes islamiques dans la périodisation qu’il propose pour la philosophie africaine. Mais, avec le temps, sa suggestion semble être tombée dans l’oubli. Pour ceux qui considèrent que la philosophie africaine signifie en réalité la philosophie de l’Afrique noire, la philosophie islamique de l’Afrique du Nord n’y a pas sa place. En revanche, ceux qui ont une compréhension plus descriptive de la discipline incluraient sans aucun doute toutes les nuances philosophiques qui ont fleuri sur le continent. C’est principalement cette dernière conception qui a valu à la philosophie égyptienne, aux Pères chrétiens et aux penseurs islamiques de l’Afrique du nord de faire logiquement partie d’une histoire vraiment complète de la philosophie africaine. Ceci soulève évidemment le problème du lien entre les époques et entre les idées, mais comme nous l’avons vu ce n’est pas là un facteur essentiel dans l’historiographie philosophique.

En incluant Ibn Khaldoun dans un corpus sur la pensée politique africaine, Kiros se positionne de manière non équivoque entre deux camps opposés. Notons toutefois que son essai semble privilégier la tradition islamique par rapport aux attitudes et à l’histoire occidentales. Il y critique par exemple sévèrement Arnold Toynbee pour avoir placé Khaldoun à l’arrière-plan du point de vue occidental qui fait débuter l’histoire moderne à la Renaissance. Katsiaficas énumère aussi une série d’auteurs islamiques dont la pensée a fertilisé l’esprit de Khaldoun, dans un souci de démystifier l’éloge dénigrant de Toynbee qui faisait d’Ibn Khaldoun « le seul point de lumière » de l’Islam. Ainsi, c’est de l’Islam que Katsiaficas fait l’éloge en soulignant l’aspect universaliste de la pensée de Khaldoun :

On doit dire, à son mérite, qu’Ibn Khaldoun, contrairement à Hegel et tant d’autres philosophes, n’est pas tombé dans le travers de l’ethnocentrisme en élevant son propre groupe au-dessus des autres. Aujourd’hui encore, la dimension universaliste de l’Islam, devenue légendaire avec la transformation de Malcolm x suite à ses rencontres avec des Blancs non racistes lors de son pèlerinage à La Mecque, contribue à son statut de religion à la croissance la plus rapide du monde. (Kiros 2001 : 65)

On peut considérer qu’en introduisant dans son anthologie African Philosophy l’article de M. Wahba « Philosophies musulmanes contemporaines en Afrique du nord », Emmanuel Chukwudi a posé un geste purement symbolique, mais il s’agit là d’une exception significative à la pratique courante qui soulève la question de savoir jusqu’où il convient d’étendre une histoire exhaustive de la philosophie africaine.

La position de la philosophie de l’Égypte ancienne dans l’histoire de la philosophie africaine a également été petit à petit remodelée par les anthologies. Dans celle qu’ils ont publiée sur la philosophie noire, Fred L. Hord et Jonathan Scot Lee (1995) répartissent les essais en trois régions : l’Afrique, les Caraïbes et l’Amérique du nord. La section sur l’Afrique est préfacée par deux petites contributions sur la philosophie égyptienne : « La Déclaration d’innocence » et « L’enseignement de Ptahhotep » (Hord et Lee 1995 : 21-31). De la même manière, l’African Philosophy d’Albert Mosley inclut l’essai de David James « ‘Instruction of Any’ and Moral Philosophy » dans la section consacrée à l’ethnophilosophie. Avant ceux-ci, Philosophie, Ideologie und Gesellschaft in Afrika de Christian Neugebauer se termine ironiquement par l’essai de M. Bilolo sur la philosophie égyptienne classique.

On peut facilement déduire de ce qui précède que, quarante ans après les vaines recherches d’A. J. Smet pour trouver un ouvrage sur l’histoire de la philosophie africaine, il existe aujourd’hui toute une série de livres et d’articles rivalisant d’intérêt dans ce domaine. Ils sont souvent écrits à partir de perspectives largement différentes, n’hésitant pas à aborder contradictoirement des points de vue divergents sur la philosophie africaine elle-même. Loin d’être négative, cette attitude relève de la meilleure tradition philosophique et témoigne de la vitalité de la philosophie africaine. Ces ouvrages ont tendance à se structurer de manière à éviter d’aborder de front les difficultés liées à la présentation d’une histoire véritablement exhaustive. Mais étant donné le lien entre la philosophie africaine et la recherche d’une identité et d’un humanisme africains, on aurait dû depuis longtemps s’atteler à la tâche d’écrire différentes histoires complètes de la philosophie africaine. Tant que ce travail n’aura pas été accompli, l’histoire de l’Afrique demeurera inachevée.

J. Obi Oguejiofor

Dans Diogène 2011/3-4 (n° 235-236), pages 192 à 205

Notes

[1]

Un bon exemple d’un tel principe ou modèle aujourd’hui est celui qui sous-tend la démocratie libérale. Tout porte à croire qu’on trouverait bizarre de nos jours que quelqu’un puisse se permettre de remettre en question le bien-fondé de la démocratie. Ce qui semble par contre plus plausible, c’est la théorie de la fin de l’histoire de Francis Fukuyama (1992) selon laquelle l’histoire, en tant que réelle nouveauté dans l’ordre sociopolitique, est arrivée à son terme.

[2]

Les traditions philosophiques chinoise, indienne, américaine et juive ont depuis longtemps leurs propres histoires de la philosophie.

[3]

Cette désignation des courants de la philosophie africaine contemporaine, suggérée au départ par Henry Odera Oruka, semble être largement acceptée par les philosophes africains même si certains répartissent les tendances de manière légèrement différente ou utilisent des noms différents pour les mêmes courants de pensée.

[4]

Nous avons abordé cette question dans notre petit livre Philosophy and the African Predicament, où nous tentons de démontrer que la philosophie africaine contemporaine a été influencée, plus que par tout autre facteur, par le choc de la rencontre de l’Afrique avec l’Occident depuis le commerce des esclaves, la conquête coloniale et le complexe qu’ont engendré des années de colonisation dégradante. Le livre de Leonard Harris Philosophy Born of Struggle (1983) joue le même rôle en ce qui concerne la philosophie afro-américaine.

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Par exemple, Okafor (1993) argue que l’Égypte ne fait pas partie de l’Afrique et ne peut par conséquent faire partie de la philosophie africaine. Pour Okafor la philosophie africaine est celle subsaharienne ou de cette partie du continent communément désignée sous le nom d’Afrique noire.