Vivre séparément ensemble
10 novembre 2021La thématique tirée de la problématique mise en lumière par Mme KPAKPO-LODONOU dans son livre « Vivre séparément ensemble », pose le problème du paradoxe de la vie de couple au Togo. Vous avez commencé cette réflexion depuis votre première rencontre, accordez-moi de me joindre à vous et de prendre le train en marche.
Je voudrais tout d’abord relever que la situation analysée dans le livre, bien que le Togo ait servi de cadre d’étude, n’est pas spécifique à ce pays. Elle est observable un partout dans les sociétés africaines, avec des nuances et contrastes liés au lieu concerné. Et puis, pour peu qu’on se penche de plus près sur toutes les sociétés dites modernes, leur vécu au quotidien reflète plutôt l’évidence d’un « vivre séparément ensemble » dans la plus part des unités de vie constituées par les différentes unions de couples. Les parties qui s’engagent dans les unions de vie sont censées traduire dans les faits un idéal de communion, de solidarité et de fraternité vécue dans la subsidiarité et la charité. Mais force est de constater que ce résultat n’est pas toujours au rendez-vous dans les pratiques. C’est dire que le phénomène décrit dans le livre « Vivre séparément ensemble », au-delà de son accent et de l’écho qu’il a dans la société togolaise, est plutôt répandu dans les habitudes et comportements en bien d’endroits. Il est observable dans presque toutes les sociétés ouvertes tous azimuts à la soit disant modernité.
Cela veut dire que si le phénomène constitue une particularité, celle-ci ne doit pas être regardée d’abord sous l’angle d’une localisation géographique, ni à travers la couleur de peau de ceux qui y sont englués. Il faut plutôt l’aborder en tant que fait culturel résultant, pour le cas des sociétés africaines, d’une conjoncture historique spécifique, elle-même perpétuellement influencée par le phénomène de la mondialisation qui force l’entendement collectif à accepter l’évidence d’une culture mondiale univoque. Celle-ci est adulée comme l’alternative absolue au devenir humain, et présentée comme la seule susceptible de garantir à tous, le bien-être et la satisfaction d’un accomplissement d’abord individuel. Or en réalité, cette culture ne produit qu’une dynamique égocentrique qui referme l’homme sur lui-même et le rend étranger à sa propre nature et au monde autour de lui, lequel monde qu’il s’emploie d’ailleurs à ramener aux seules dimensions de sa volonté, de ses capacités intrinsèques et de sa curiosité.
Entre modernisme et traditions
Cette culture dite moderne est en fait un leurre qui vent à l’homme des illusions de pouvoirs illimités. L’homme moderne s’imagine des horizons infinis. Mais ce faisant, il est en perpétuelle fuite en avant hors de lui-même, en prise avec des contradictions qu’il ne résout pas, et mal à l’aise dans sa peau. Certes, Il est capable de création de nouveautés qui s’invitent dans ses habitudes et s’imposent à ses comportements. Mais cela ne lui évite pas de se découvrir en fin de compte vide et insensé. Par exemple, certains n’engagent plus le lien de couple par conviction amoureuse, mais plutôt comme démarche de placement et d’ascension sociale par la création du lien. En temps jugé approprié et pour n’importes quelles raisons, ils créent des difficultés au vivre ensemble, et engagent des procédures pour mettre la main sur les biens du couples, et spolier le conjoint. Ces cas se multiplient et nous avons remarqué dans l’Eglise Catholique que souvent, ce sont des femmes qui viennent d’autres obédiences confessionnelles, avec des pratiques occultes à l’appui, pour « chasser » et mettre le grappin sur des hommes (souvent des hommes socialement installés mais ayant déjà connu des échecs de couples, et qui vivent mal leur solitude) afin, comme elles disent, de faire d’eux leur assurance sociale. Elles feignent l’immersion religieuse avec l’homme dans la stratégie d’accéder au niveau important du lien qui à leurs yeux est celui contracté devant la juridiction civile, le religieux étant simplement un alibi qui appelle l’avènement du civil, puisque dans l’Eglise, la constitution du lien religieux est conditionnée par la réalisation de celui civil d’abord. Une fois installées, ces femmes sortent le grand jeu, dans un dilatoire impressionnant et écœurant, rejettent toute éventualité de réconciliation, et piétinent toutes les conventions constitutives du cadre et du lien, sauf évidemment les velléités de prendre les biens matériels du couple, tout ou partie. Entre temps, le conjoint manipulé, peut-être sous envoutement, s’isole. Il cède à tout, même à l’inconcevable, et finit par être détruit complètement. Ses rapports aux siens dans sa famille de sang, à ses amis et collègues, en prennent aussi un coup. Parfois, pour avoir tourné le dos à tout le monde à cause de sa femme, il éprouve beaucoup de honte et de difficultés à demander ou à recevoir de l’aide, et il laisse ainsi s’épuiser ou se fragiliser dans le foyer, les forces internes consolidation et de vitalité de l’alliance (l’harmonie avec sa famille, parfois ses enfants, amis, et collègues, religion, etc.). Cette réalité devenue courante, n’est pas africaine dans ses fondements et dans l’idée qui la porte. Et pourtant, elle est là, et elle imprime sa marque dans la société africaine.
Aujourd’hui, les paradigmes traditionnels comme l’amour, la vérité, la fidélité, le respect, la subsidiarité, la norme, la conviction, Dieu, le dogme, la religion, la morale, la dignité, la responsabilité, la chasteté, la « redevabilité » en société (entendre une sorte de redevance sociale en termes d’exigences et de comportements), qui jadis étaient considérées comme des valeurs positives, sont balayées du revers de la main, pour faire place à de nouveaux concepts qui génèrent des comportements ambigus.
Sous l’angle de l’église
Le sujet débattu dans ce forum relève donc d’une importance capitale. Il touche à un domaine de prédilection et de compétence pastorale de l’Eglise. L’Eglise a vocation d’accompagner les familles et d’aider à leur épanouissement. Toutefois, sa vision du mariage transcende la simple dimension sociale des unions de couples, pour inscrire la démarche d’union matrimoniale dans une approche qui implique Dieu. Pour l’Eglise, l’enjeu du mariage n’est pas que social et relationnel. Il est aussi et surtout spirituel, mettant ainsi en évidence les trois dimensions constitutives de la personne humaine : le corps, l’âme (la psyché et l’intellect) et l’esprit. L’espérance entretenue dans le mariage n’est donc pas que d’ordre humain. Elle contient une élévation qui transcende chaque partie contractante dans l’union qu’elle oriente vers un ailleurs d’où elles reçoivent le fondement de ce qu’elles engagent, et l’obligation de s’y tenir, du moins quand elles vivent véritablement de leur foi et font d’elle la source de production du sens dans et pour leur vie.
Pour l’Eglise, la famille est le socle des sociétés humaines. Ces dernières sont ce que sont ou deviennent les familles. Il requiert donc que les insuffisances, dysfonctionnements et incohérences affichés dans les unions de couple soient regardés et abordés comme des défis que les couples et la société ont l’obligation de s’appliquer à relever en retournant aux fondements de leurs sociabilités. Autrement, l’humanité risque de sombrer dans l’anéantissement et l’autodestruction.
L’auteur du « Vivre séparément ensemble » s’inquiète de l’absence en début de relation de couple, d’entente sur les attentes et espérances que les époux nourrissent pour leur union. Aussi se demande-t-il s’il existe de garantie quant à l’issu heureux des unions dans le mariage ?
De l’avis du prêtre et par expérience pastorale, je pense qu’il serait superflu et inconvenant d’exiger de garantie en début de relation d’amour. Aucun des prétendants ne peut en donner avec certitude, puisqu’il s’agit d’engagement de personne humaine qui chacune en elle-même, est une histoire sacrée, que ne maîtrise pas totalement le sujet lui-même, bien qu’elle le constitue. Par des efforts d’auto-construction, il peut grandir vers un accomplissement qui traduit une meilleure connaissance de soi, mais le sujet ne se connaîtra véritablement et définitivement que quand il se retrouvera en Dieu. D’ailleurs, il n’en existe pas dans la réalité des expériences de couple qui soit de cet ordre, car l’engagement matrimonial, même dans sa forme de simple contrat social, se nourrit toujours d’une espérance qui dépasse l’ordre arithmétique des choses. L’attirance entre l’homme et la femme, la flamme d’amour qui brule les deux personnes qui se plaisent, semblent toujours d’une nature au-delà et hors contrôle absolu de leur volonté. Quand ils font le saut du « Oui ensemble », c’est un pari qu’ils font dans la foi, sur la bonne foi de l’autre et l’engagement de soi à lui être fidèle, et vice-versa. C’est pour cette raison que l’Eglise n’enseigne pas que dans le mariage, les couples « se marient pour être heureux ». Non ! L’Eglise dit aux couples que la voie la plus sûre pour qu’ils atteignent le bonheur escompté est celle qui passe par l’action en faveur du bonheur de l’autre, la recherche du bien et du bien-être du conjoint. D’où la formule usitée : « On ne se marie pas pour être heureux, mais pour faire le bonheur de son conjoint ! ». Ce faisant, parce que tous les deux conjoints sont dans la dynamique de cette disposition du cœur et d’inclinaison intérieure, ils créent les conditions d’un vrai bonheur qui suppose attention à l’autre, écoute mutuelle, respect, communion dans la communication et la subsidiarité. Peut-on faire le bonheur de quelqu’un sans lui, sans parler avec lui, sans l’écouter, sans le respecter dans ce qu’il est, dans ses désirs et aspirations profondes, et entendre ses ressentis ? Nous voyons bien là que la dimension spirituelle et religieuse s’introduit à nouveau et de facto dans cette conjecture. C’est comme si entre les deux conjoints survient un troisième acteur dans l’union, qui polarise l’attention des deux, et référence leur démarche. Il les aide à sortir, chacun de son « Moi » étriqué, pour rencontrer «l’Autre ». La dimension spirituelle vient ainsi modifier la conception et la vision de l’union pour lui imprimer un caractère de dépassement qui porte au-delà de soi et du purement social. Les considérations qui procèdent du dépassement doivent, en principe, avoir plus de poids et de signification pour ceux qui s’engagent.
Le mariage catholique
Dans la doctrine catholique, les époux ne divorcent pas (indissolubilité du lien du mariage). Il n’y a pas de polygamie (unité du lien du mariage). Ils restent fidèles l’un à l’autre et font de l’espace de leur union, une communauté de vie et d’amour. Quand il y a des problèmes, au lieu de se séparer, ils doivent chercher à parler et à se pardonner. Pourquoi cela ? Parce qu’ils veulent s’aimer comme Jésus, par Lui et avec Lui. Ils veulent aimer comme Jésus aime l’Eglise. Ils acceptent d’être témoins de l’amour de Dieu pour les hommes à travers le signe extérieur de leur union (sacrement de mariage). Quand Dieu aime, c’est pour toujours. C’est donc avec Dieu et à cause de Dieu que les époux peuvent et veulent rester ensemble pour toujours. Quand Dieu nous aime, il nous aime totalement. C’est pour cela que l’homme chrétien veut aimer sa femme, aussi totalement, et qu’il ne fait pas entrer une « étrangère au foyer » dans la maison, en épousant une autre femme. Aucune raison ne peut le justifier ni y obliger. Pas même des raisons de traditions ou d’interprétations culturelles (sorcellerie, stérilité, etc.). L’homme et la femme n’ont qu’un seul cœur, voilà pourquoi ils ne peuvent pas aimer en même temps deux personnes à la fois, de la même manière, et de tout leur cœur. Quelque soit la faute de l’homme, Dieu lui pardonne. Quelque soit son péché, l’homme espère toujours le pardon de Dieu, et dans sa sincérité, Dieu le lui accorde. C’est pour cette raison que Jésus nous invite à nous pardonner les uns les autres, et les époux s’engagent à le vivre pour leur compte. C’est la parabole du débiteur à qui le maître remet sa dette (Mt 18, 35 ; Lc 23, 34). Dieu est fidèle jusqu’au bout. C’est pour cela et de la même manière que les époux veulent être fidèles l’un envers l’autre, pour toujours. A cause de Dieu, mais aussi et surtout avec l’aide de Dieu, ils pensent et ils peuvent y arriver. C’est là l’espérance de la foi chrétienne. Dans la pratique, tous ceux qui font en vérité le plongeon dans la foi et la confiance en Dieu, et qui donnent du contenu à la communauté de vie et d’amour que forment les époux (préparation avant, pendant et après la célébration, et non pas seulement trois mois avant la célébration, sincérité et application dans l’observance des exigences et les réponses joyeuses et constructives qu’on y apporte), voient leur union durer et briller dans un vivre ensemble dans la communion. Certes, la réalité du vivre ensemble est souvent traversée par des expériences de turbulences relationnelles liées aux vicissitudes de la vie à deux, mais quand celles-ci sont gérées dans la sagesse, le dialogue et la communication, les unions tiennent et se consolident.
Maintenant, si malgré tout cela, on observe encore autant de dysfonctionnements et d’incohérences dans la vie des couples, même chrétiens, si on assiste à autant de divorces impliquant aussi bien des couples croyants (toutes confessions religieuses confondues, car le phénomène n’épargne personne), s’il subsiste cette menace de désintégration progressive de la famille qui plane dans l’air du temps, cela relève de l’influence simultanée de deux contingences qui interfèrent dans les comportements humains. La première est la fragilité humaine, l’homme en prise avec ses propres turpitudes. Et que de turpitudes le continent africain n’a-t-il pas connues ? Dans tous les cas, cette contingence est à la base des tendances à la versatilité d’options, d’opinions et de convictions qu’on observe chez l’homme. Cette contingence en langage religieux, se traduit par « La marque du péché en l’homme ». La seconde contingence est relative à la difficulté, voire l’incapacité de l’individu à situer ses propres motivations d’action et à se laisser porter par elles pour donner du sens à ses actes et nourrir ses convictions. Qu’est-ce qui fait que et au nom de quoi, un sujet dit « Je », « Oui ! » ou « Non ! », et l’actionne dans un choix qu’il assume ? Qu’est-ce qui le motive et le détermine pour qu’il agisse de la sorte en posant des actes d’un genre qui inscrivent son action dans le contraire de ce qu’il dit vouloir ? Quand quelqu’un agit, c’est pour quelle finalité, et quel est le fondement de la dynamique qui l’anime ? Qu’est-ce qui fait que son acte reflète ce qu’il veut et ce qu’il dit. Entre les deux, qu’est-ce qui motive les choix qu’il fait et les comportements qu’il adopte, et comment?
La deuxième contingence est prégnante dans la problématique qui nous concerne. Elle est d’un impact considérable sur les modalités et la qualité des engagements d’un individu, principalement dans la relation à l’autre et la vie en société. Elle renvoie à l’essence des motivations intérieures qui commandent et guident les actes d’une personne. Elle rend compte de l’imprégnation en lui des facteurs de décisions selon la nature et les influences extérieures, et elle renseigne sur les orientations de choix et de qualité, ainsi que sur la constance dont le sujet recouvre ses engagements. Cette contingence agit beaucoup en fonction de la vision sous-jacente aux représentations qui commandent les actions de la personne, ainsi que la dynamique interne par laquelle le sujet agissant fait ses choix et les entretient. C’est également en fonction d’elle qu’il assume ou pas les actes qu’il pose. Nous touchons là au fondement culturel des actes chez un individu. Le désir de s’engager qui ose le pari de risquer sa vie sur et pour l’autre dans une relation d’union, dans quelle motivation et quelle vision du monde est-il fondé et s’entretient ? Or c’est dans un tel fondement que s’élabore et s’éclaire le sens qui justifie le choix, valide les actes, nourrit les convictions et incline ou non à les assumer.
Déstructuration et perte de valeurs
Si nous revenons au continent africain et par ricochet au contexte du Togo, nous constaterons que globalement, le continent africain traine une désastreuse déstructuration en profondeur, qui du reste est sans précédent dans le monde. Lorsqu’on ne sait pas qui on est vraiment, on est tout le monde et en même temps personne. C’est le problème d’identité que connaît le continent sans qu’il fasse montre jusqu’alors de ressources pour le résoudre. Il est sérieusement ébranlé et bouleversé dans ses fondements structuraux et les populations, sur le plan individuel que collectif, en tant personne et société humaines, portent encore les stigmates de ce traumatisme. Aussi, certains choix de vie et adoptions comportements sociaux s’en ressentent. La culture africaine, jadis ferment de sociabilités, a vu ses capacités de production de sens pour elle-même s’amenuiser au profit des emprunts extérieurs dans lesquels les personnes qui adoptent les modèles ne les assument pas forcément. Le continent ainsi réduit, devient incapable de produire désormais de manière endogène, du pouvoir de croissance fondée dans son identité culturelle qui soit source de sens pour lui-même. Travail forcé, brutalités, violences, contrainte permanente, imposition de lois qui ont modifié durablement les sociabilités traditionnelles, en particulier avec le rabaissement du rôle de la femme, voilà les sources d’aliénation qui continuent d’alimenter la déstructuration des sociétés africaines. La culture africaine moribonde résiste tant bien que mal, mais dans une forme désincarnée et sans pouvoir d’induction dynamique dans les choix opérationnels de ses fils, bien qu’elle manifeste des velléités de survivances qui sont restées sans emprise performative sur le réel. Le continent est démesurément ouvert à l’influence extérieure occidentale et s’expose à évoluer sous l’emprise de deux schèmes de pensée et de représentation qui subsistent en lui concomitamment. D’un côté, le schème traditionnel dont les relents imprègnent encore la pensée et l’agir des populations, et de l’autre, le schème occidental qui impose aux travers de mécanismes d’occupation et de suggestion insidieuse, ses avatars que sont les nouveaux concepts pour la plupart aux antipodes des valeurs traditionnelles africaines. Entre les deux schèmes aux visions pas forcément compatibles, parfois contradictoires, les populations africaines évoluent écartelées, ayant du mal à sublimer leur propre choix de sens. Elles naviguent entre deux courants inconciliables d’être et de manière de se situer. Sans le vouloir, elles sont assujetties aux deux visions, et en subissent les influences respectives qui les déterminent contradictoirement dans leurs choix opérationnels et leurs comportements qui en découlent. Le problème sous-jacent à la subsistance simultanée des deux schèmes est celui des effets induits qui impactent les mécanismes de production de sens dans les sociétés africaines. Les dysfonctionnements observés dans la vie des couples révèlent des déviances qui dénotent d’une perte de sens et de valeurs, ainsi qu’une tendance à l’auto-déresponsabilisation chez les contractants dans l’union des couples. L’absence de sincérité et de droiture dont ces dernières témoignent dans leur choix de comportements, renseigne sur l’évidence de déliquescence qu’a engendrée le long processus d’infantilisation, de répression et de régression psychologique que le continent a subi, et qui a participé à modifier ses sociabilités traditionnelles établies. Ainsi la femme rabaissée dans son rôle, est chosifiée dans les rapports, souvent par l’homme. La coexistence permanente et active des deux visions qui s’excluent mutuellement est en soi une source d’ambivalence que les populations ne savent pas toujours gérer. Or cette permanence constitutive d’ambivalence est un facteur de déstructuration. Les sujets qui sont installés dans les situations ambigües et qui s’en complaisent, s’organisent toujours pour fonctionner en paliers de vie, avec des convenances liées à tel ou tel comportement qu’ils adoptent, et où ils déroulent tranquillement des sortes de vies multiples menées en tiroirs.
Le schème traditionnel africain fonctionne suivant la catégorie vie/mort, visible/invisible dont la sensibilité est plutôt synthétique et expérimentale. Elle diffère de celle du schème occidental qui s’exprime par catégorie bien/mal, matière/ esprit. Son principe de base est la logique analytique dont le « Je pense donc je suis » de Descartes est une parfaite illustration. La vision originelle africaine du monde, du réel et de l’être, est donc différente et en dehors de la catégorie dualiste matière/esprit. Son mode de représentation et d’interprétation du réel se rapporte à la sensibilité existentielle vécue dans la dualité vie/mort. Le tout du réel subsiste dans l’unité fonctionnelle du visible et de l’invisible, de la matière substantielle et de celle évanescente qui en est une sorte de mémoire, une matière éthérée du réel, un genre de virtualité du réel. On est là aux antipodes de la rationalité cartésienne spécifique au monde occidental et son mode d’appréhension du réel.
La vision occidentale est essentiellement discursive. Elle recourt au discours pour combler à sa manière, le vide qui surgit entre la réalité et ce qui est dit d’elle. Or il surgit parfois des tensions entre la matière et l’esprit, entre le dire et l’être, entre le dire et le faire. Quand celle-ci devient trop accentuée, le discours n’est plus performatif pour rendre compte de la réalité. Il devient alors incapable de lier les deux pôles, et la situation ainsi rendue insoutenable, mène à un anachronisme existentiel qui ne produit que du chao. On comprend dès lors combien l’intrusion brutale de la rationalité cartésienne dans l’environnement africain sur fond de conflits identitaires va être désastreuse et dévastatrice pour le continent africain. Sa vision de l’être et du monde, déjà sérieusement ébranlée dans ses fondements suite aux assauts des mécanismes de d’assujettissement l’histoire lui a imposés, ne produit plus d’archétypes de représentation à ses sociétés. Le résultat en est cette emprise de l’idéalisme occidental, essentiellement spéculatif et contradictoirement prétentieux dans son allure triomphaliste, qui déresponsabilise par endroit l’individu et la société dans leur capacité intrinsèque et résolue à se penser et à se projeter dans un engagement en correspondance aux archétypes socioculturels qui les structurent. Il s’en suit que beaucoup dans la population africaine réfléchissent désormais par et dans les mécanismes de la rationalité occidentale, alors que parallèlement, ils réagissent instinctivement aux appels de la catégorie vie/mort (visible/invisible) dont l’évidence d’accomplissement est ailleurs que dans le discours. La conséquence est le dédoublement de dynamique, source d’action, chez la personne qui s’installe ainsi dans la contradiction, cela de manière permanente. La personne est sollicitées par des comportements dans lesquels elle est tiraillées et ne contrôle pas ou plus les effets. Le résultat d’un tel phénomène est l’installation progressive des gens dans des choix de vie anachroniques, avec des écarts de comportements qui établissent durablement dans des habitudes. Cela s’observe dans tous les domaines, en politique, dans les relations sociales et de couples, en religion, ou encore face à la mort, la maladie, dans la quête du pouvoir et ou de richesse, tous les secteurs où l’enjeu est fondamentalement existentiel et porte sur des expériences de situations qui peuvent s’avérer éprouvantes. On se rend compte que la soumission permanente de l’individu à la banalisation de l’ambivalence qui restée est non résolue, et qui est entretenue exprès dans les concepts qui portent à agir, occasionne chez lui des difficultés d’unité de son action et de fondement de ses motivations.
La tendance de notre époque à vouloir tout mondialiser, ne laisse de place qu’à une culture mondiale univoque. Ce qui reste de la culture africaine encore en usage, subit une pression considérable qui la plonge dans des contradictions internes que suscite l’ambivalence des concepts en vogue promus par la culture mondiale, notamment dans des velléités de déconstruction systématique des valeurs traditionnelles. Les populations boivent à cette source sans ménagement et sans opportunités de résilience. La nouvelle culture a ses tentacules plantés partout. Elle est responsable de beaucoup de perturbation dans l’harmonie socioculturelle africaine. Les concepts nouveaux qu’elle érige en paradigmes à intégrer absolument et dont les idées ambigües sont insidieusement distillées tel un venin, génèrent des pratiques qui s’établissent en habitudes et qui corrodent de l’intérieur les conventions sociales établies, et cela aux niveaux individuel, sociétal et institutionnel. Ce qui se passe avec dans les couples, l’est avec les politiciens dans la gestion des choses de la cité et l’élaboration de leurs idéologies de conquête et de conservation du pouvoir. Il l’est avec les élites et les intellectuels qui font montre d’insuffisances à produire et à incarner une renaissance africaine qui génère des modèles d’accomplissement élaborés dans une vision culturelle de synthèse. Quelqu’un relevait déjà que : « l’humanité globalisée, mondialisée, sans frontières, c’est l’enfer » (Cardinal Robert SARAH).
Mondialisation des valeurs morales
La nouvelle culture mondiale adule et encourage les déviances sous le couvert de la liberté d’initiatives et de choix de l’individu. Elle dilue le sens de responsabilité dans un discours relativiste qui se pose en référence absolue de conception. Les paradigmes nouveaux qu’elle véhicule sont imposés de manière radicale et sans concession. Ils sont établis en uniques référents positifs et normatifs du cadre conceptuel qui vaille désormais mondialement. L’ennui, c’est que les dites normes promues et portées à bout de bras par une minorité au pouvoir de la gouvernance mondiale, et qui l’impose progressivement à tous les peuples, suintent des idées controversées qui infectent les consciences de ses interprétations. La nouvelle culture mondiale s’érige en une idéologie de conquête dont les cibles sont les sociétés traditionnelles. Le comble, c’est que l’adoption paradigmes qu’elle colporte, qui devait procéder d’un processus normal, s’opère par des mécanismes radicaux de pressions et de menaces exercées sur les gouvernements ou les institutions (parlement, ONG,…). Par exemple, désormais parler publiquement de l’homosexualité comme d’un péché, différencier l’union civile entre couples gays ou lesbiens du mariage traditionnel qui serait spécifique aux couples hétérosexuels, parler de procréation plutôt que de santé de reproduction, devient problématique et prohibé en société. Cela revient à violer le code de bonne conduite de la norme suprême de la nouvelle culture, et cela expose à des sanctions déclinées sous plusieurs formes de poursuites. Le droit de choisir est sacralisé et absolutisé en principe de non-discrimination.
On comprend que dans cette perspective, il devient très difficile de produire du sens et d’élaborer des critères clairs et évidents afin que le sens soit performatif et capable d’obliger les choix de l’individu et d’orienter ses actes. Le sens en question est celui qui est mobilise en la personne toutes ses forces d’aimer, de vivre et d’agir. En contexte de dualité de visions qui s’opposent et s’excluent mutuellement, l’émergence de la production de sens qui soit performatif n’est possible qu’avec la génération d’une vision synthétique, porteuse de valeurs positives issues des deux visions mères. Mais ce processus d’émergence ne peut aboutir de manière convaincante qu’au terme de vrais débats de fond sur la positivité des valeurs à retenir ou à adopter. Celles-ci doivent avoir une portée unificatrice de sorte que la synthèse de représentation qu’elles engendrent, soient source d’harmonie et de dynamique constructive qui aient la force de fonder les motivations de choix de comportements dans la société.
Concernant le vivre ensemble dans les couples au Togo ou en Afrique, les difficultés et dysfonctionnements relevés ont leurs racines qui plongent dans cette conjoncture dont les éléments composites sont l’ensemble des facteurs qui ont été déterminants dans la réduction du continent à son état actuel. Or tous ces facteurs ont engendré des traumatismes phycologiques et procédé à des inversions de valeurs culturelles. La vulnérabilité contextuelle affichées des sociétés africaines, l’omniprésence de la violence ambiante sous toutes les formes (physique, morale, psychologique), la chosification de la personne humaine et essentiellement de la femme, et toutes les autres formes d’infantilisation et de déresponsabilisation traumatiques, sont autant d’aspects sur lesquels il va falloir agir car ils produisent des ingrédients qui participent à détériorer l’harmonie du vivre ensemble en société et au sein des couples. Ce cocktail a pour effet de perturber l’équilibre relationnel et la communion du vivre ensemble en modifiant les fondements de stabilité. La détérioration s’aggrave et s’accélère avec la radicalité avec laquelle les nouvelles normes qui s’introduisent, pervertissent les habitudes, remettant ainsi en cause la vision et le sens des choses selon les valeurs traditionnelles. L’exposition simultanée aux deux schèmes, du fait de leur positionnement contradictoire en terme de production de sens, est une expérience bouleversante, elle-même source de traumatisme, avec en prime le développement de stratégies de survie qui souvent dans l’urgence du moment, n’offre pas toujours de perspectives de recul et de discernement en toute sagesse. Le résultat en est cet ensemble de dysfonctionnements et d’incohérences observés à bien de niveaux de la vie sociale, et qui dénote de fragilité, voire d’absence de racines culturelles chez ces populations.
Quelles approches de solutions ?
La solution à la crise évoquée dans la problématique soulevée est l’éducation et l’enracinement culturel de toutes les approches et procédures d’implémentation de sens. Eduquer, oui, mais dans la pureté des concepts et des références. En ce sens, les structures éducatives comme l’école et les universités, en l’état actuel de leur fonctionnement, offrent moins de chance de réussite de cette opération. L’urgence n’est pas dans la précipitation. On risque de commettre d’erreur sur la définition des cibles et des objectifs. Les changements survenus dans le monde ont, certes, l’ampleur d’une révolution culturelle, mais ils ne sont pas moins problématiques à cause des ambivalences qu’ils drainent. Leurs implications dans la configuration de la vie sociopolitique ici et là sont complexes et méritent d’être regardées avec le plus grand soin. Eduquer, Oui, mais pas n’importe comment et sur n’importe quoi. Il faut définir la forme et les contenus qu’il faut valider, non pas par consensus, mais sur la base d’un débat ontologique de fond sur le sens que l’on veut produire par le choix d’orientation que l’on fait. Les valeurs traditionnelles de fidélité, d’honnêteté, de maîtrise de soi, de charité, de fraternité, s’étiolent pour produire des comportements égoïstes qui sont à la base de tous les dysfonctionnements observés dans tous les domaines de la vie sociale, mariage et union de couple y compris. Quand la société moderne a de plus en plus du mal à parler et à faire parler les valeurs traditionnelles comme, vérité, morale, conscience, service, autorité, virginité, chasteté, complémentarité, raison, cœur, volonté, parents, époux (et non pas partenaires), mari, femme, mère, père, fils, fille, hiérarchie, justice, dogme, foi, charité, espérance, souffrance, étranger, nature, .., quand le contenu de toutes ces valeurs à forte charge de production de sens n’est pas réhabilité, le résultat de l’éducation, quelle qu’elle soit, sera biaisé et aussi controversé que les comportements des couples décrits dans le « Vivre séparément ensemble ».
Il est clair qu’empêtré dans les incohérences et dysfonctionnements engendrés par les mauvais choix et comportements, le partenaire déviant dans le couple ne sait plus situer sa responsabilité et respecter le lieu d’obligation d’où il doit produire du sens. Il ne fait pas du lieu du lien traditionnel (de la dote et de alliance entre les familles), celui de sa production de sens dans son engagement. Aussi malgré l’engagement public, ce lieu qui requiert de lui exigence et application, reçoit peu ou prou de marques de performance d’obligation. On ne le voit pas s’obliger à respecter les dispositions requises par le contrat du lien. L’autorité et la parole sur les situations de crises engendrées par les incohérences, semblent de moins en moins déterminantes dans les orientations de comportement que les contractants adoptent dans ces circonstances. On n’est pas sûr non plus que le lieu du contrat juridique (mariage civil), soit plus respecté et plus contraignant dans l’adoption des comportements. La performance d’engagement et d’obligation ne se rencontre pas là-bas plus qu’ailleurs. On voit bien des contractants violer allègrement les dispositions, opter pour un statut, et s’installer dans un autre. Tout au plus, ils peuvent se faire rattraper par les dispositions de la loi quand elles sont appliquées et dûment exécutées. Le pire dans tout ça, c’est quand le lieu du lien religieux ne parle pas ou plus aux contractants au point qu’ils ne ressentent plus d’exigence ni de contrainte à produire à partir de lui, du sens de la performance d’accomplissement. Le facteur spirituel est ainsi désacralisé dans l’ambiance mondiale de sécularisation qui tend à relayer le religieux dans l’ordre du superflu et de l’accessoire. La force d’induction de la foi et de la spiritualité s’en trouve ainsi amoindrie, plongeant aussi ce lieu dans la banalisation, l’amincissement et l’étiolement de son potentiel de production de sens. En ce sens, la force du sacré ne mobilise plus les énergies pour les contenir dans le lien contracté religieusement. Celui-ci ne détermine plus ou peu le sens de l’engagement, et ce que conçoit la doctrine religieuse comme inconcevable, devient la situation établie de bien de couples adeptes. Cela est dommage et indique l’emprise néfaste de la culture moderne qui gagne du terrain en semant à tour de bras, déliquescence éthique et perte de sens. Toute la culture mondaine en est imprégnée.
Révérend père Edmond ATSU-DETE
Prêtre Mariste