Les réalités sociologiques de l’Afrique: un terrain fertile pour la corruption ?

Les réalités sociologiques de l’Afrique: un terrain fertile pour la corruption ?

8 juillet 2021 0 Par Cité Dogon

Sociologie de la corruption

Malgré ses immenses ressources humaines et naturelles, l’Afrique fait partie de ces parties du monde qui bénéficient le plus de l’aide internationale. De plus, avec une majorité de la population composée de jeunes, l’Afrique a sans aucun doute le potentiel pour faire face aux défis actuels et futurs. Cependant, le continent souffre toujours de fléaux tels que les maladies endémiques, les guerres civiles à forts relents ethniques, ainsi que de sérieux manquements aux principes de bonne gouvernance et de transparence dans la conduite des affaires publiques.

À ces maux aux conséquences incalculables qui gangrènent les sociétés africaines vient s’ajouter en particulier un phénomène tout aussi nocif et pervers : la corruption. Présente dans tous les secteurs d’activité de la vie politique, sociale et économique – dans le secteur privé, dans celui de l’aide, dans la santé, dans les marchés publics – la corruption représente l’un des points cruciaux à étudier afin d’assurer à l’Afrique la possibilité de s’inscrire dans la perspective d’un développement durable.

Aborder le phénomène de la corruption amène à une interrogation sur les causes profondes et les solutions radicales et efficaces susceptibles de l’éradiquer de l’environnement africain en particulier, et du monde en général. Car, en définitive, elle demeure un phénomène mondial.

Culture et corruption

Avant d’aborder le sujet de la corruption dans les sociétés africaines, il faudrait rappeler quelques définitions de la corruption. Selon Transparence Internationale « la corruption est l’abus de pouvoir reçu en délégation à des fins privées ». Cette définition est proche de celle de la Banque mondiale qui stipule que «la corruption est le fait d’utiliser sa position de responsable d’un service public à son bénéfice personnel ». Le Groupe multidisciplinaire sur la corruption du Conseil de l’Europe retient la définition suivante : « la corruption est une rétribution illicite ou tout autre comportement à l’égard des personnes investies de responsabilité dans le secteur public ou le secteur privé, qui contrevient aux devoirs qu’elles ont en vertu de leur statut d’agent d’état, d’employé du secteur privé, d’agent indépendant ou d’un autre rapport de cette nature et qui vise à procurer des avantages indus de quelque nature qu’ils soient, pour eux-mêmes ou pour un tiers ».

La corruption ne renvoie pas toujours à l’argent, mais elle est toujours liée à une certaine exploitation à des fins personnelles de la position que l’on occupe au sein de la société. L’environnement sociologique dans lequel on se situe joue un rôle très important dans la pratique de la corruption. C’est ainsi que l’on est tenté de se demander s’il y a, dans les sociétés africaines, des comportements et croyances culturels qui favoriseraient la corruption.

Avant de répondre à cette question provocante, il faudrait souligner deux choses : la corruption est un fléau que l’on retrouve partout dans le monde, même si c’est à des degrés différents. C’est aussi un phénomène qui ne s’explique pas toujours et uniquement comme une conséquence nécessaire de la pauvreté.

Des sociétés au langage implicite

Les sociétés africaines sont connues pour être des sociétés à « fort contexte », c’est-à-dire des sociétés où beaucoup de faits sont implicitement expliqués par la culture sous-jacente et demeurent donc inexprimés. L’essentiel de la communication se trouve dans la personne elle-même et ses valeurs, et bien moins dans le message codé. Ces sociétés à « fort contexte », que l’on retrouve le plus souvent aussi dans les cultures orientales et dans les sociétés à faible diversité raciale, s’opposent à celles dites à « bas contexte » où le message est délivré essentiellement sous le mode explicite.

Les réalités et expressions culturelles que l’on retrouve dans les sociétés à « fort contexte » finissent en général par tisser des comportements entretenus souvent de manière inconsciente par les populations. Ce langage implicite et codé per se n’est pas source de corruption. Il ne représente qu’un aspect que l’on retrouve dans les sociétés à « fort contexte ».

En effet, le fait d’être une société « à fort contexte » ne signifie pas nécessairement être une société corrompue. Certains pays asiatiques, tels que Hong Kong, le Japon, les Emirats Arabes Unis, le Qatar et la Malaisie, se retrouvent dans les premiers rangs des pays les moins corrompus de la planète, d’après le classement 2006 d’Amnesty International. Toutefois, ces pays, bien que traditionnellement proches de certaines valeurs et expressions socioculturelles communes aux sociétés à « fort contexte », sont des sociétés industrialisées qui tendent de plus en plus vers des modèles occidentaux et cosmopolites. Un seul pays africain, le Botswana, figure dans les cinquante premiers pays les moins corrompus de la planète. Cela constitue sans nul doute une alerte de plus quant à l’urgence de développer des stratégies saines pour éradiquer le fléau de la corruption dans les sociétés africaines.

Bien que le langage implicite ne renvoie pas nécessairement à la pratique de la corruption, il appert que l’on retrouve dans les sociétés à « fort contexte » certaines réalités sociologiques qui favoriseraient la pratique de la corruption.

Les relations au-dessus des règles

Un autre aspect des sociétés à « fort contexte » en général, et des sociétés africaines en particulier, demeure l’impact du communautarisme sur la pratique de la corruption. Les sociétés africaines sont traditionnellement constituées de manière telle que l’individu, en tant qu’individu, ne peut s’épanouir réellement que lorsqu’il est englobé dans la communauté (cf. l’article de B. Bujo, page 40). L’homme comme « animal social » dont parlait Aristote trouve son expression la plus pertinente dans les sociétés africaines. Le tissage des liens sociaux est ainsi tellement fin qu’il incite à des manières de vivre ou de savoir-vivre qui favorisent les relations au détriment des règles établies. C’est ainsi que les conflits survenant dans les milieux sociaux et publics ne sont nullement soumis ni réglés au niveau des instances publiques centrales, mais plutôt dans un cadre coutumier où prévalent des liens parentaux.

À cela s’ajoute bien naturellement la part incommensurable que jouent l’émotion et les sentiments affectifs. Du moment où ces derniers s’engouffrent dans le milieu des affaires, dans l’entreprise et l’espace public, on encourt le risque de s’ankyloser dans des considérations subjectives et partisanes qui sont autant d’obstacles à la transparence et à la bonne gestion des affaires publiques.

Il ne s’agit point de nier ici l’apport des sentiments dans la consolidation des liens sociaux. Il faut être sensible à cela. Ce qu’il y a lieu de décrier, en revanche, c’est l’emprise des élans sentimentaux sur les codes de conduite normés et normatifs qui gouvernent l’art de gérer les affaires de la cité.

Le côté pernicieux du culte du relationnel

Ce communautarisme présent dans les sociétés africaines, bien que regorgeant d’aspects positifs, contient, cependant, des facteurs qui favorisent le dépassement des règles régissant l’environnement public et le piétinement de celles constituant les piliers de la bonne gouvernance et de la transparence. En effet, la corruption prend ses bases dès que l’individu contourne les principes qui régissent l’espace public pour se laisser entraîner à l’exercice facile du relationnel, que d’autres appelleront clientélisme ou népotisme.

Le culte du relationnel est certes une marque profonde des sociétés communautaristes, mais il crée un danger certain dès qu’il prend le dessus sur le cadre légal et public. La prédominance du relationnel est tellement forte que ce dernier a fini par instituer des modes de vie et de pensée qui s’arc-boutent autour du concept de « bras longs » : ceci ne désigne rien d’autre que la transgression consciente et volontaire des règles et normes régissant l’espace public.

Ce phénomène a fini par créer un dangereux précédent qui relègue les critères tels que le mérite et l’excellence aux seconds rangs. La corruption, aussi bien financière, morale et intellectuelle, trouve ainsi un environnement propice partout où le relationnel prédomine. D’ailleurs, c’est ce relationnel qui en constitue le tremplin. Une expression empruntée au dicton wolof (langue parlée au Sénégal) dit : « celui qui a une cuillère ne se brûle pas les doigts ». La réalité à laquelle nous renvoie cette image n’est rien d’autre que celle qui consacre le relationnel en lui prescrivant un rôle salvateur : celui qui veut réussir dans cette vie n’a qu’à se tisser des relations qui sont les seuls gages à même de nous propulser vers les hautes sphères. À partir de là, les portes de la manipulation et de la corruption sont ouvertes. Et bien malin qui peut en évaluer quantitativement les conséquences !

Les services publics sont confisqués par une poignée d’individus au sommet des administrations à leur seul profit et à celui de leurs relations. Ils se constituent des clients et monnayent des services, pourtant dus à tout citoyen, à tous ceux qui ne font pas partie de leur cercle relationnel. Cette convergence d’intérêts entre individus qui peuvent se rendre des services mutuellement prend le pas sur les affinités tribales ou ethniques, qui favoriseraient les membres d’un même clan, village, etc.
Pour ne pas pencher vers le côté pernicieux du relationnel et essayer d’éradiquer la corruption, il faudrait mettre sur pied une kyrielle de mesures, dont voici quelques pistes.

Rendre les individus responsables

Premièrement, il faudrait travailler à établir des programmes de conscientisation de l’opinion africaine concernant les conséquences néfastes de la corruption sur l’économie, la santé, l’environnement, la politique, etc. Cet effort doit être précédé par des études approfondies des sociétés africaines, afin de ne pas transposer simplement des solutions toutes faites qui, dans la plupart des cas, s’avèrent contre-productives. Les échecs retentissants des plans d’ajustement structurels mis en place en Afrique, imposés au début des années 80 par les institutions de Bretton Woods – Fonds monétaire international et Banque mondiale – en sont des preuves palpables. Les réalités sociologiques doivent, en effet, constituer une priorité dans la vision économique de grandes entités comme les institutions de Bretton Woods.

La corruption ne peut être vaincue que si les Africains eux-mêmes prennent conscience de leur responsabilité individuelle. Il ne s’agit pas de promouvoir un cadre social individualiste et froid, mais plutôt de fixer une ligne de conduite morale individuelle, qui consacre les vertus du travail. Il est vrai que l’environnement de pauvreté dans lequel se trouve l’Afrique constitue un obstacle majeur pour l’épanouissement des uns et des autres. Néanmoins, il représente en même temps une « opportunité » pour faire preuve de dignité et de haut sens de la responsabilité individuelle. Car, en définitive, même si les solutions exogènes sont très sophistiquées et efficaces, seule une conscience profonde et mesurée de chaque Africain peut faire avancer la lutte contre la corruption. C’est en étant conscients de l’impact pernicieux du plus petit acte de corruption posé, que nous nous donnons les moyens de l’éradiquer.

Les leviers sociaux, comme la société civile, ont également un rôle à jouer. Ils se doivent de veiller et de surveiller les moindres infractions aux règles de transparence et de bonne gouvernance. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a bien compris le rôle de la société civile et l’a incluse, avec le secteur privé, dans son programme de lutte contre la corruption.

Efforts accomplis et futurs

Enfin, il faudrait amener les pouvoirs politiques et les gouvernements à mettre sur pied un cadre institutionnel efficient et approprié pour assurer la transparence dans les affaires, et surtout pour sanctionner sévèrement les actes de corruption avérés. On ne peut nier, par ailleurs, les efforts des gouvernements africains dans ce sens. Le code de transparence de l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA) sur les finances publiques, qui propose de poursuivre les efforts d’assainissement et d’harmonisation des finances publiques et d’en garantir la gestion transparente, est sûrement un pas en avant dans la lutte contre la corruption et autres phénomènes nocifs aux principes de la bonne gouvernance et du développement durable. Le gouvernement sénégalais a mis en place un Programme national de bonne gouvernance, ainsi que la loi adoptée par l’Assemblée nationale, en novembre 2003, créant la Commission nationale de lutte contre la corruption, la non-transparence et la concussion. Ces initiatives sont des efforts à saluer, pourvu qu’elles ne soient pas de simples coquilles vides et que les dirigeants eux-mêmes ne soient pas corrompus.

Le chemin qui mène à l’éradication de la corruption requiert des solutions endogènes et exogènes, des efforts concertés qui prennent en compte les réalités sociologiques des sociétés africaines, qui devraient en constituer le socle. Pour cela, il faut porter un regard sans complaisance sur certains existants sociologiques qui pourraient favoriser la pratique de la corruption. Cependant, il ne s’agit pas d’assigner nécessairement à l’environnement africain des tares et handicaps naturels. Il s’agit plutôt de porter un regard objectif sur l’impact que certaines réalités sociales peuvent avoir sur un phénomène tel que la pratique de la corruption et comment cette dernière peut être vaincue, justement, à travers une conscience profonde du danger qu’elle représente.

Cheikh Mbacké Gueye
Académie internationale de Philosophie, Principauté du Liechtenstein
Dans Finance & Bien Commun 2007/3 (N° 28-29), pages 65 à 69